|	a long long time ago ; Cassiopéa & Cheng Swee

— In a tragedy. (2018)

La tragédie elle a pas encore frappé le corps et le cœur, et la vie est heureuse, la vie est parfaite, les yeux ils brillent de bonheur, y’a des larmes qui flottent au coin des paupières mais elles ne tombent pas et un rire résonne, un rire résonne longtemps, il y a l’écho. Cheng Swee a réussi, il a réussi, vraiment. Le diplôme est tombé du ciel entre ses mains sans trop de difficulté. La langue anglaise n’a plus de secret pour lui, mais il conserve cet accent qui lui est cher, l’accent de sa vie réelle, celle dont il profite à Singapour. Être heureux, être heureux, encore un peu.

La tragédie elle se tient éloignée car y’a un bouclier puissant qui l’empêche d’approcher. Des sourires, des sourires qui mangent le visage. Cheng Swee a des rêves, des rêves qui bousillent ses nuits. Cheng Swee a le cœur gros comme ça parce qu’il aime cet univers qui bout, cet univers qui frétille et toutes ces personnes qui ne veulent pas nécessairement le connaître mais qui le connaîtront quand même. Théâtre passion, théâtre qui le fait vibrer, qui le fait courir jour après jour, il ne manque aucun rendez-vous, il arrive en avance – il apprendra à arriver en retard quand la tragédie l’aura rattrapé – parce qu’il ne veut en perdre une minute. Cheng Swee il aime. Il aime une femme, début d’une idylle qui ne durera pas, il a des projets, il s’imagine marié et avec des enfants mais il les verra jamais naître car ils n’auront tout simplement pas existé, et il se prendra dans la figure un coup qui le fera chanceler, puis chuter.

Il a envie de partager son amour pour les arts théâtraux, son amour pour cette ville qui lui a tant donné sans en être consciente. Chaque année, chaque jour, il y a tous ces avions qui déversent des touristes qui rient, qui chantent, qui découvrent la ville-jardin, et Cheng Swee veut prendre part à toute cette effervescence. Parfois, à ses tours gourmands, il y a des locaux qui s’invitent, qui participent, qui apprennent, parce que Singapour a tant à donner mais tout n’est pas acquis d’avance. Des heures à étudier par cœur les rues, les anecdotes qui font vibrer le cœur de la ville, les personnalités importantes et la nourriture. Il adapte ses tours gourmands en fonction des demandes du public parce qu’il veut satisfaire tout le monde.

Dans le bus qui le sépare de Chinatown, il relit les données sur la jeune femme qu’il va rencontrer, leurs messages pleins de sympathie car il est comme ça, Cheng Swee, trop chaleureux, comme si chaque visage rencontré était son meilleur pote, sa meilleure amie. Elle est la seule « cliente » du jour. Il n’aime pas cette appellation, elle lui donne la désagréable impression d’être un indécrottable grippe-sou, alors il l’appellera sa « curieuse » car il faut de la curiosité pour participer aux tours de Cheng Swee, écouter ses expériences, ses histoires passionnantes et les yeux qui brillent un peu plus. Le quartier chinois sera leur première escale, et il y a de quoi faire ! Ses quelques rues colorées foisonnent de curiosités à goûter et de détails à souffler au creux des oreilles. Sans obligation, ils visiteront éventuellement le temple bouddhiste. Cheng Swee n’a pas voulu donner trop de détails et n’en a pas demandé : il aime apprendre à connaître les visiteurs en face à face, discuter de vive-voix, ainsi connaître les motivations qui animent le palpitant. Il regarde sa montre : il n’est pas en retard, parce que c’est nul d’être en retard à un tel rendez-vous. Il s’échappe du bus qui contient des étudiants dont il ne fait plus partie, il leur sourit car il connaît les affres de leurs difficultés, de leurs nuits blanches et de leurs folies quand la semaine est terminée. Dernières heures de cours et l’on s’agite sur les bancs trop durs pour les fesses. Petit rire, il court dans les rues, et la jeune femme est déjà là. Le point de rendez-vous est toujours un endroit peu fréquenté, pour se retrouver, pour se reconnaître, car les photos des membres ne les représentent pas toujours. Grand signe de la main, il n’est pas en retard, il est même une minute trente-cinq secondes à l’avance et le front sue mais il l’essuie avec peu d’élégance, un mouchoir taché de chocolat. « Salut ! » et il y a plusieurs « u » dans ce « salut ». « Je suis Cheng Swee, ton guide ! Alors, prête et pleine d’énergie ? Je comprendrais que ce ne soit pas le cas : comme toi, j’ai le ventre vide mais promis, au bout de ces trois heures, il sera bien rempli ! » Il a un grand sourire qui bouffe son visage, les yeux qui brillent de bonheur à l’idée de partager une nouvelle journée gourmande, une nouvelle journée ensemble. L’une des dernières, va falloir donner le relais.

@Cassiopéa Uccello