Le téléphone d’Harmony ne faisait que de vibrer et ça l’agaçait beaucoup. Parce que ça venait de la réveiller. Elle avait passé toute la nuit à jouer de la guitare, avait emmené Mira à l’école le matin, et était rentrée se coucher. Ses différents métiers avaient tous les même avantage : celui de lui laisser une parfaite maîtrise de son emploi du temps. Et Harmony, ça avait toujours été un oiseau de nuit quand elle le pouvait. Elle dessinait les tatouages la nuit, tout comme elle y jouait de la guitare ou y forgeait ses faux-papiers en tout genre. La nuit comme refuge. La nuit comme protection. Le calme et la solitude de ces moments où personne ne vous dérangeait, ça n’avait pas de prix quand on était du genre à gamberger sans fin. Ouvrant à peine un œil devant l’insistance de la personne qui cherchait à la joindre, elle attrapa finalement l’objet du bout des doigts et se décida à lire ce qu’on lui voulait. Elle vit le nom de Jayden apparaître, suivi de messages pas très clairs mais dont le nombre de points d’exclamation ne faisait qu’augmenter au fil de la discussion. Ça avait l’air urgent. Assez pour qu’Harmony pousse un profond soupir, passe une main sur son visage en grognant et se décide à se lever. S’il l’a dérangeait pour rien, elle allait le tuer.

En pyjama – du moins avec un vieux pantalon de jogging et un pull trop grand pour elle, ce qui revenait au même – Harmony commença à descendre les escaliers pour aller se servir un café. Mais visiblement Jayden avait envoyé ses messages sur la route, à moins qu’elle ait juste pris trop de temps à émerger, parce qu’à peine s’extirpa-t-elle des marches qu’elle entendit tambouriner avec force à la porte. Mais qu’est-ce qu’il avait à la fin ? Qu’est-ce qui pouvait justifier une telle précipitation ? Une telle… Panique ? Harmony approcha, fit tourner rapidement la clef dans la serrure et ouvrit la porte.

Elle n’eut le temps de rien avant que Jayden, trempé par la pluie, ne rentre dans la maison. Il semblait incapable de s’arrêter, tournant en rond dans l’entrée comme s’il était en proie à la pire agitation. Harmony fronça les sourcils, perplexe et un peu agacée. Déjà, il venait de la réveiller. Mais en plus de ça, il ne lui avait même pas dit bonjour.

« J’ai besoin vite, très vite, d’un certificat de provenance pour un tableau. La vente est dans moins de deux jours. Si je donne pas ce putain de bout de papier à ce gars, je suis un homme mort. »

Un homme mort ? Harmony se mit à rire. Elle savait très bien ce que faisait Jayden, puisqu’elle l’y aidait. Qui voudrait sa mort pour un certification d’authenticité ? Personne. Il faisait affaire avec des cols blancs, des types bien trop sérieux pour vouloir se salir les mains. S’il tombait sur un gars honnête qui s’estimait floué, il irait peut-être en prison. Mais les autres ? Ceux qui savaient très bien dans quoi ils s’embarquaient ? Ils récupéreraient leur argent – ou simplement ne le donneraient pas – et iraient voir ailleurs. Il y avait peu de chance que quelqu’un se fatigue. Harmony, elle avait déjà travaillé pour la mafia de différentes manières, elle faisait régulièrement des faux-papiers qui permettaient au commando de Ace d’aller mener leurs actions à l’étranger ou n’importe où aux Etats-Unis avec de fausses identités complètes. Elle savait très bien ce qu’elle risquait, le jour où quelqu’un apprendrait qu’elle avait permis un meurtre en dupliquant fallacieusement un passeport. Elle savait qu’on n’hésiterait pas à l’accuser de terrorisme pour la voir croupir 25 ans en prison. Elle savait qu’avec toute la drogue qui était entrée aux Etats-Unis grâce à ses signatures, elle risquerait peut-être même la peine de mort dans d’autres états.

Un certificat de provenance ce n’était pas grand-chose, c’était surtout le délai qui était gênant.

- Bonjour à toi aussi Jayden, je vais bien et toi ? Lui lança-t-elle sans prendre une seule seconde la peine de dissimuler à quel point elle n’avait pas apprécié son irruption. J’allais me faire un café mais je t’en propose pas, t’as visiblement pas besoin de ça. Une tisane peut-être ?

Elle se moquait clairement de lui, mais elle referma soigneusement la porte d’entrée à clef avant de se rendre dans sa cuisine et de faire effectivement couler du café. Elle avait au moins besoin de ça. Déjà qu’elle n’était pas toujours la plus aimable en temps normal… Il avait de la chance d’être un bon client, et qu’elle le connaisse depuis un petit moment. Elle aurait été capable de claquer sa porte au nez de certains autres sans se poser de questions. Harmony n’était pas le genre de personnes à qui on pouvait exiger quoi que ce soit. Elle faisait toujours ce qu’elle voulait en son âme et conscience. Attrapant une tasse et la remplissant finalement, elle fit signe à Jayden de s’asseoir. S’il continuait à faire les cent pas, elle allait finir par avoir envie de vomir rien qu’à le regarder.

- T’aurais pu me prévenir avant pour ton papier, t’abuses. Je sais pas si j’aurai le temps !

Elle attrapa un bloc-note aimanté qui traînait sur son frigo, et un style à moitié cassé qui traînait non loin, dans le petit coin plein de bazar qu’avaient toutes les cuisines. Enfin, peut-être pas celle d’Ace, mais lui c’était un sacré maniaque. De loin, on aurait pu croire qu’elle allait faire une liste de courses. Il fallait qu’elle vérifie qu’elle avait le bon papier, et tout le matériel nécessaire pour que rien ne vienne remettre en doute l’authenticité du document. Si elle avait tout, il n’y aurait pas de problème. S’il lui manquait quelque chose, elle doutait de pouvoir se le procurer assez vite.

- Il te faut quoi dessus ?

Elle avait déjà fait des tonnes et des tonnes de certificats. Assez pour savoir que l’artiste pouvait le signer, ou alors un expert. Assez pour savoir quelles étaient les mentions obligatoires, la forme que ça devait prendre. Assez pour connaître les signatures de plusieurs galeristes du coin ou au contraire de très loin, assez pour que ses faux n’aient rien pour les signaler. Une professionnelle, même si son accoutrement et ses cheveux en désordre pourraient laisser penser le contraire sur le moment. Mais elle ne savait rien du fameux tableau, ni le peintre, ni le titre, ni rien du tout.

- Quand on me réveille pour obtenir mon aide, je suis à ça près moi.

Harmony n’était pas la plus aimable en temps normal, et c’était encore plus vrai au réveil et avant sa tasse de café. Elle n’avait pas de passion pour les grands petits-déjeuners, se contentant souvent d’un bon vieux café clopes avant d’entamer sa journée. Elle savait bien que Jayden n’était pas méchant – en tout cas pas avec elle et il n’avait pas intérêt à s’y risquer – et qu’il n’avait sans doute pas pensé à mal en rentrant tout de suite dans le vif du sujet. Mais elle n’avait pas pu s’empêcher de lui faire remarquer quand même qu’il aurait pu prendre deux secondes pour la saluer en se ruant chez elle.

Elle s’occupa de sa boisson en attrapant de quoi noter avant de s’installer à la table de sa cuisine, demandant rapidement à Jayden – puisque ça avait l’air si urgent – de lui indiquer plus précisément ce dont il avait besoin. Il saisit le stylo quasi instantanément, se mettant à noircir le bloc-note aimanté. Les deux mains sur sa tasse, Harmony commença à boire tranquillement son café en regardant son invité surprise se mettre au travail. Elle ne pouvait pas s’empêcher d’observer son écriture. Les éléments caractéristiques, les déformations de certaines lettres, l’inclinaison, l’espacement des mots… Déformation professionnelle, sans doute. Elle avait toujours du mal à détacher ses yeux des doigts des gens quand ils écrivaient devant elle, elle ne pouvait pas s’empêcher de s’imaginer contrefaire leur écriture, c’était comme ajouter une nouvelle possibilité à une bibliothèque mentale de manières d’écrire. Harmony adorait ça. C’était peut-être aussi ce qui faisait son talent. Ça lui rappelait quelques profondes discussions avec son père, qui lui avait tout appris.

Quand Jayden eut fini, Harmony agrippa le bloc note et le fit glisser sur la table avant de le retourner pour lire. Elle savait lire à l’envers, mais c’était quand même plus simple de le faire dans le bons sens et puis… C’était encore une occasion d’admirer l’écriture de Jayden. Peut-être que s’il avait su à quel point elle analyserait ce moment, il aurait préféré lui dicter les informations. Les gens étaient souvent frileux quand ils connaissaient son métier. Ils avaient peur de se faire imiter à leur tour. Pourtant, ils devraient savoir qu’elle trouverait toujours un moyen, qu’ils montrent tout ceci volontairement ou non . Les faussaires avaient leurs petits secrets.

Les informations notées étaient intéressantes, nécessaires, essentielles, mais pas suffisantes. Il y avait là le fond, mais pas la forme. Harmony n’y connaissait rien en peinture. Est-ce que ce peintre était connu ? Trop pour que le certificat soit signé de sa main ? Assez pour que sa signature soit célèbre ? De quelle galerie ce tableau devait-il provenir ?

- Et pour le certificat… Tu veux qu’il soit signé du peintre ? D’une galerie ? Je peux voir une photo du tableau ?

Il avait noté tout un tas d’indications sur la manière dont il était peint, le fameux tableau, et Harmony en comprenait une bonne partie étant donné qu’elle était elle-même une artiste quand elle faisait autre chose que des faux papiers. Mais disons que si Jayden avait signé le tableau, il valait mieux que ça colle avec le papier si le peintre était censé produire le document. Elle ferait évidemment de son mieux pour honorer la demande de Jayden. Comme pour tous ses clients. Mais pour ceux qu’elle appréciait, comme lui, il y avait toujours une dose de perfectionnisme en plus qui ne faisait jamais de mal. Harmony était une professionnelle. Une excellente faussaire.

- Il t’a dit quoi ton client pour que tu flippes comme ça ?

Elle n’aurait pas posé cette question à n’importe qui, mais elle connaissait assez Jayden pour se la permettre. Ils travaillaient ensemble depuis un moment, et il avait travaillé avec son père avant elle. Une proximité qui lui permettait de se montrer curieuse. Un peu mais pas trop. Elle n’aurait pas demandé le nom de l’homme, ni comment ils se connaissaient, ni rien qui permettrait de le reconnaître finalement. C’était comme ça qu’on lui faisait confiance au fond : en ne lui donnant pas d’informations sensibles. Parce qu’elle serait, grâce à ce silence, bien incapable de faire la moindre indiscrétion. Mais elle savait qu’elle, il en fallait beaucoup pour la faire paniquer. En même temps il valait mieux, parce qu’elle n’avait pas grand-monde vers qui se tourner si les choses tournaient mal. Ace, sans doute, mais ce serait prendre le risque d’un « je te l’avais dit » qui ne la tentait franchement pas. Est-ce que Jayden serait du genre à la balancer si les choses tournaient mal ? Harmony le dévisagea un peu, en attendant de pouvoir noter ses réponses.

« Ne t’avise pas d’essayer de copier mon écriture. »

Sans relever la tête, Harmony releva les yeux et les planta dans ceux de Jayden sans masquer ce que sa remarque lui inspirait. Elle aimait regarder les écritures, elle aimait les disséquer, elle aimait les apprendre, les reconnaître, les imiter, mais elle n’était ni une idiote ni une personne sans principes. Elle n’avait aucune intérêt à vouloir imiter l’écriture ou la signature de Jayden. Elle pourrait le faire facilement, et en retirerait sans doute une certaine satisfaction personnelle, mais ensuite ? Elle n’avait pas l’intention de le faire, elle ne voyait même pas dans quel cas ça serait utile, dans quel cas ça en vaudrait la peine. Trahir la confiance de ses clients était bien la dernière chose qu’elle souhaitait faire, en particulier lorsqu’elle les appréciait et qu’elle savait qu’ils avaient même été clients de son père. Elle avait toujours eu une confiance aveugle en ce dernier, y compris et surtout dans sa capacité à cerner les gens. S’il avait accepté de faire affaire avec Jayden, elle ne remettrait jamais ça en question.

- Pourquoi je ferais ça ? Demanda-t-elle d’un ton un peu froid.

S’il n’avait pas confiance en elle, alors pourquoi travailler avec elle ? Un faussaire c’était comme un comptable, à partir du moment où on ne lui faisait pas entièrement confiance il ne servait à rien. S’il avait peur qu’elle se retourne contre lui, il ne pouvait pas être assez sincère pour que leur collaboration se passe au mieux. Alors quoi ? Elle attendait de savoir s’il oserait lui dire le fond de sa pensée, s’il irait jusqu’à insulter son professionnalisme ou ses valeurs morales, ou s’il préférerait lui dire que ce n’était qu’un « au cas où » voire une plaisanterie. Mais ça elle en doutait : il n’avait pas eu l’air très amusé.

« C’est pas un immense artiste mais il est assez connu pour que mon client reconnaisse sa signature. »

Imiter une signature n’était pas un problème, il suffisait de l’avoir vue. Heureusement pour Harmony ce genre de choses étaient faciles à trouver. Plus l’artiste était connu, plus on avait même une chance de tomber sur son autographe en faisant une simple recherche sur internet. Mais elle n’était pas si naïve. Elle savait parfaitement combien les personnes célèbres avaient plusieurs manières de signer, et elle savait tout aussi parfaitement comment faire pour être certaine d’imiter la bonne signature. C’était une professionnelle. Formée par le meilleur faussaire qu’elle ait jamais connu : son père.

Jayden sortit son téléphone et fit apparaître sur l’écran une image du tableau. Harmony aimait l’art, elle aimait la peinture, mais elle tâcha surtout de se concentrer sur ce que le tableau pouvait dire de son peintre, et sur une analyse très terre à terre de la composition plutôt que sur l’essence même de ce qu’il avait peint. Elle n’était pas là pour faire l’éloge de l’oeuvre, ni même pour s’en faire un avis personnel. Harmony prit quelques notes, sur le même bloc-note qu’elle avait tendu à Jayden puis récupéré, ses yeux faisant l’aller-retour entre l’écran et le papier jusqu’à ce qu’elle redresse la tête pour faire un petite signe indiquant qu’elle avait ce qu’il lui fallait.

« Je te prendrais bien un café finalement. »

Elle le regarda un peu, avec l’air de juger que ce n’était pas une excellente idée, mais elle posa tout de même le stylo sur la table pour se lever, attraper une seconde tasse dépareillée avec un dessin à moitié effacé dessus, et faire couler une nouvelle fois du café. Harmony attendit debout à côté de la cafetière avant de poser la tasse devant son invité et de se rasseoir, buvant à son tour alors qu’elle cherchait, de sa main gauche, à extirper une cigarette de son paquet négligemment posé là. Café clope, le meilleure des petits-déjeuners peu importe l’heure.

« Je le connais. C’es un gros bras. J’ai pas eu le choix que de m’embarquer là-dedans, ça m’est tombé un peu dessus. Si je lui file pas ce qu’il me demande, je sais qu’il sait que j’ai une fille. Et je ne risquerai pas sa vie. Pas même un quelconque traumatisme. »

Harmony hocha la tête d’un air désapprobateur voire un peu déçu. Il ne fallait jamais céder aux « gros bras ». Il fallait leur tenir tête, parce qu’à la moindre seconde où ils sentaient une faille ils s’engouffraient à l’intérieur. Maintenant que ce client connaissait la faille de Jayden, et que Jayden avait cédé une première fois, il était évident qu’il n’hésiterait pas à utiliser la même technique pour obtenir d’autres choses. Pour obtenir plus. Ce genre de chantage ne menait jamais à rien de bon.

- Je comprends, répondit-elle quand même. Parce qu’elle se souvenait du jour où Murphy était venu jusqu’à chez elle, où il l’avait menacée avec un flingue alors que Mira était là. Elle se souvenait tout aussi bien que ça ne l’avait pas empêché de le gifler, ni même de l’assommer un peu plus tard avec la crosse de son arme. Question d’audace, question de caractère sans doute. Harmony n’était pas le genre de personne à laisser les tentatives d’intimidation impunies. Peut-être qu’elle manquait un peu d’instinct de survie, mais jusqu’à présent, ça avait toujours bien fonctionné pour elle. Mais tu devrais pas laisser des gens comme ça jouer avec toi. Dès que ça marche, tu peux être sûr qu’ils arrêteront jamais. Ils savent qu’ils ont l’ascendant.

Un conseil comme un autre, entre collaborateurs. Jayden lui répondrait sûrement que ce n’était pas si simple, qu’il n’avait pas su quoi faire, et Harmony n’aurait pas de réponse pour lui. Tout dépendait des circonstances, de ce qui avait été dit ou fait, du moment, de l’endroit. Mais elle était persuadée que si la même situation s’était présentée à elle, elle n’aurait pas réagi comme Jayden. Ils étaient assez différents.

- Je pense que j’ai ce qu’il faut comme informations, mais je suis pas certaine d’avoir le bon papier là comme ça. Faut que je regarde, annonça-t-elle.

Elle savait que ça ne plairait sûrement pas à Jayden, mais elle ne prendrait pas le risque de lui fournir quoi que ce soit dont elle en serait pas sûre et certaine à cent pourcents.

« On sait jamais. »

Il fallait une certaine audace pour insinuer que la personne auprès de qui on venait trouver de l’aide dans une situation apparemment si désespérée que celle de Jayden serait capable de lui vouloir autre chose que du bien. Harmony n’appréciait ni sa remarque de départ, ni sa réponse. Ça ne l’empêcha pas néanmoins de lui servir un café et de lui donner un conseil quand il finit par s’ouvrir un peu sur le pourquoi du comment il se retrouvait ici si vite, et avec une inquiétude si visible. Harmony n’était pas du genre à s’angoisser pour son travail, malgré les risques évidents qu’il comprenait, sans doute parce qu’elle avait grandi là-dedans. Elle avait baigné dans ce business depuis qu’elle savait tenir un stylo, poussée dans cette voie par son père depuis le plus jeune âge. Elle l’avait vu négocier, elle l’avait vu travailler, tout comme elle l’avait aussi vu flanquer des types dehors quand il le fallait. Il avait assuré son service d’ordre un moment aussi, quand elle avait débuté, et elle n’oublierait jamais tous les principes importants et les sages conseils qu’il avait pu lui transmettre. Comment oublier un père, de toute façon ?

« Quand est-ce que tu peux me le fournir, Harmony ? » 

C’était bien la seule chose qui semblait intéresser Jayden et à raison. Elle savait qu’elle se montrerait insistante et directe également dans ce genre de cas, même si personnellement elle s’appliquerait à en pas laisser aussi clairement paraître son angoisse. Harmony n’avait pas pour habitude d’afficher ses vulnérabilités, le travail dans ce milieu l’avait forgée et endurcie. Elle savait que se dévoiler ne lui causerait que des problèmes, parce qu’il n’y avait pas vraiment d’amis quand on commençait à parler d’argent et de risques. Quand on faisait quelque chose qui avait plus d’impact qu’un faux permis ou une fausse carte grise, on se retrouvait rapidement dans un monde où il n’y avait pas le droit à l’erreur, et pas seulement parce que les flics pourraient vous pourrir la vie. Certains destins étaient bien plus effrayants que la prison. Harmony les maintenait à distance autant par le talent que par son sale caractère, mais il suffisait parfois d’une seule erreur pour fragiliser tout un empire.

- Habituellement je te dirais une semaine.

Mais elle savait que ce n’était pas la réponse attendue. Elle avait bien entendu ce qu’il avait dit sur sa fille, et même si elle aimait jouer les donneuses de leçon elle savait qu’elle ne se pardonnerait pas qu’il arrive quelque chose à une gamine par sa faute. Enfin, techniquement ce n’était pas sa faute, elle n’avait pas poussé Jayden à conclure cette vente. Mais elle avait tout de même une part de responsabilité dans cette histoire, pas vrai ? Harmony soupira.

- Après-demain, je pense que c’est le plus tôt que je puisse faire.

Il y avait des temps incompressibles, des temps pour que les encres sèchent, des temps de relecture, des temps de vérification, d’impression, des temps d’étude pour que la signature soit aussi parfaite que tout le reste… Harmony ne pourrait sûrement rien terminer avant cette date. Avec une vente dans deux jours néanmoins, est-ce que ça suffirait ? Elle imaginait que Jayden saurait lui faire un retour sur le sujet – constructif ou non. S’il se mettait à retourner sa table, ça vaudrait peut-être le coup de mettre un coup de collier.

Elle se souvenait du jour où Murphy était entré chez elle. Il l’avait braquée avec un flingue devant Mira, six ans et demi. Harmony avait senti le canon contre ses cotes quand il l’avait « invitée » à aller coucher la petite pour qu’ils puissent discuter entre adultes. Elle n’oublierait jamais la colère, la rage, la haine mais aussi la terreur qu’elle avait ressenti. Elle n’avouerait jamais qu’elle avait eu peur, et pourtant c’était vrai. Comment aurait-il pu en être autrement ? Elle avait envie de dire à Jayden de faire attention, mais elle ignorait s’il serait réceptif à ses mots. Elle craignait de le faire paniquer et que ça ne soit bénéfique pour personne. Elle se pencha un peu vers lui, coudes sur la table.

- Ça va aller.

Elle n’en savait rien au fond, mais elle l’avait dit avec assurance, ses yeux clairs plongés dans ceux de Jayden, ne laissant paraître aucune hésitation. Le stress, la nervosité, ça faisait faire des erreurs. Et pour leur bien à tous les deux, il valait mieux qu’aucune ne soit commise pas vrai ?

Harmony n’avait pas beaucoup dormi les jours qui avaient suivi, ni même les nuits. Jayden ne voyait peut-être que la partie émergée de l’iceberg – et encore, en tant que faussaire lui-même il devait se douter qu’une grande partie du travail était dissimulée. Faire des faux, c’était un art. C’était un sport, même, sous certains aspects. Et quel était le propre des grands artistes et des grands sportifs ? Quand on les regardait faire, tout semblait facile. On ne voyait jamais la douleur ou la difficulté sur le visage d’une ballerine en plein ballet, on avait toujours l’impression que le cavalier menait son cheval par des gestes invisibles quand il déroulait sa reprise de dressage, les mouvements du peintre semblaient tous évidents et naturels. On ne soupçonnait rien des efforts en cours, et rien des efforts passés. Ils avaient tous l’air d’avoir un don pour les néophytes, d’être nés pour faire ce qu’ils faisaient.

La plupart des gens ignoraient l’étendue complète d’un travail bien fait quand il s‘agissait de créer un faux. Ils pensaient que le fond était le plus important, avec une jolie signature. Mais Harmony ne se contentait pas de ces choses là. Elle savait qu’un examen approfondi réduirait en miette la véracité d’un document établi selon des critères si bas. C’était pour ça que c’était une des meilleures, c’était pour ça que ses clients lui faisaient confiance, c’était pour ça qu’elle était encore là malgré sa grande gueule et sa fâcheuse tendance à ne jamais baisser le regard devant personne. Parce qu’elle avait le talent, et le travail de son côté. Parce que c’était une acharnée, et qu’elle savait toujours ce qu’elle faisait. Il ne fallait pas deux jours pour imiter une signature, mais c’était un temps bien court pour s’assurer que le papier qu’on avait choisi était le bon, qu’il avait la bonne composition, le bon grammage. Il fallait bien deux jours pour s’assurer que l’encre, le type d’impression, le stylo utilisé pour la signature correspondaient bien. Il fallait savoir se renseigner sur ces détails auxquels personne ne réfléchissait habituellement. Et pourtant, si un seul de ses paramètres était mauvais, alors plus rien n’était vraisemblable. En-dehors même de toutes les protections et de tous les filigranes qu’il fallait connaître et savoir imiter. Un véritable travail d’érudit, et un véritable travail de précision.

Quand Jayden toqua à sa porte cette fois, il ne la réveillait pas. Bien au contraire. On devinait aux traits tirés d’Harmony qu’elle aurait bien envie d’aller se glisser sous sa couette mais il y avait des urgences qui nécessitaient qu’on s’abstienne. Elle avait l’habitude de fonctionner au café et aux boissons énergisantes lorsqu’il le fallait – et même lorsque ce n’était pas nécessaire à vrai dire. Elle ouvrit la porte et ne put retenir un éclat de rire quand elle vit son visiteur s’incliner. Visiblement il avait bien retenu son avis sur la politesse, même si elle n’en demandait pas tant.

- Salut Jayden, dit-elle en ouvrant un peu plus grand la porte pour le laisser entrer.

Mais évidemment ce n’était pas sa compagnie qui l’intéressait, c’était le document qu’il lui avait demandé et qui l’avait tenue éveillée si longtemps. Il avait l’air bien plus détendu que la dernière fois qu’il était venu, ce qui laissait Harmony penser qu’il avait eu plus peur qu’elle refuse de l’aider que de la voir échouer. Il avait raison sur ce point. Obtenir l’aide d’Harmony était loin d’être facile si on lui demandait quelque chose qu’elle n’avait pas envie de faire. Mais elle tenait toujours ses promesses. Et il en aurait la preuve aujourd’hui.

- Eh oui monsieur, il faut juste attendre que la signature sèche.

Ça ne devrait pas prendre très longtemps, mais il fallait avouer que malgré sa rapidité et sa concentration ça ne faisait pas longtemps qu’elle avait apposé le point final à sa réalisation. Heureusement, elle n’avait pas eu besoin de recommencer. Il était évident qu’elle n’aurait pas eu le temps de faire une chose pareil avec le délai de folie que Jayden lui avait imposé.

- Laisse moi plus de temps la prochaine fois, j’aime bien avoir le temps de dormir, ajouta-t-elle.

Elle était très sérieuse dans le fond, mais sa voix laissait paraître un certain amusement. Elle savait que ce n’était pas vraiment de son fait et qu’il aurait lui aussi préféré que les délais soient moins serrés, mais elle espérait tout de même qu’il n’en ferait pas une habitude. Elle avait d’autres travaux que les siens à réaliser, un autre métier, et une fille dont elle devait s’occuper.

- Ton client a été sage ? Demanda-t-elle tout de même, curieuse de savoir si Jayden avait eu du mal à le tenir à distance pendant ce temps-là. Quoique, vu son rictus avant sa révérence, elle en concluait que les choses avaient dû se passer comme il le voulait.