Rebel Rage. Ça, c’était un nom qui claque. Harmony ne pouvait pas s’empêcher de sourire quand elle entendait ou prononçait le nom de son groupe. Effectivement, ça condensait plutôt bien son état d’esprit quand elle avait créé ce groupe avec des amies du lycée. Des filles bien énervées, féministes, et avec un sacré caractère. Évidemment elles avaient fini par se disputer – c’était le destin de ce genre de projets d’ado. Il ne restait plus que deux membres d’origine, Harmony et la batteuse. Le groupe n’avait pas eu le choix que de faire face à diverses divergences, ainsi qu’à des changements de vie plus ou moins brutaux. Harmony avait du mal à croire que malgré tous les problèmes qu’elle avait dû affronter, et sa fâcheuse tendance à se complaire au fond de l’abîme, elle était encore là pour jouer de la guitare. Il y avait quand même eu un certain nombre de répétitions où elle était venue dans un état disons… Second. Enfin, ce n’était sûrement pas la première guitariste à jouer sans être sobre, de toute façon.

Mais ça c’était pas bien grave. Aujourd’hui, elle était sobre. Et puis, le groupe n’avait pas pour idée de percer dans l’industrie de la musique, en tout cas pas en ce qui concernait Harmony, c’était juste une bonne occasion de s’amuser entre musiciennes et amies. Il y a peu, d’ailleurs, Rebel Rage avait accueilli sa nouvelle chanteuse. Emilie. Harmony avait assuré l’intérim en chantant en concert en plus de la guitare, mais même si elle chantait juste ce n’était pas exactement son domaine. Une nouvelle recrue, c’était exactement ce qu’il leur fallait.

Les habitudes des musiciennes avaient légèrement changé depuis, notamment parce qu’elles avaient désormais rendez-vous dans une chouette maison au bord de la plage. En travaux, certes, mais ce n’était pas suffisant pour qu’Harmony ne trouve pas l’occasion géniale. Elle avait passé des années à jouer dans le garage de la maison familiale, sur un vieux canapé entre une tondeuse et du vieux matériel de bricolage. Une maison en travaux, c’était le luxe – et sans doute un garage vide avec plus de place pour s’amuser.

Elle avait chargé dans sa voiture sa guitare, son ampli, ses pédales et ses câbles, le tout méticuleusement rangé. Sa maison n’était pas globalement dans le même état, la faute à une petite fille de six ans et demi qui traînait un peu trop dans ses pattes, mais quand ça concernait des affaires qui lui tenaient à cœur, Harmony savait se montrer maniaque. Elle qui préférait de loin sa moto à la voiture n’avait même pas ronchonné en attrapant les clefs. Comme quoi, par passion, tout pouvait arriver.

Harmony avait hâte. Le groupe avait connu des hauts et des bas, forcément, parce que chacune des musiciennes avait sa vie à gérer et son emploi du temps. Elles aimaient s’amuser, mais elles avaient toutes de plus en plus de responsabilités avec l’âge. Comme Harmony, qui avait dû engager une babysitteuse pour garder Mira. Qui l’eût cru ? On dirait presque une adulte responsable. Ah, si elle arrivait à se sevrer tout à fait, elle ferait presque une grande demi-sœur modèle. Enfin, si on oubliait sa fâcheuse tendance à s’attirer des ennuis, à ignorer la loi, et à vivre dangereusement de manière générale. Elle avait toujours eu besoin d’une bonne dose d’adrénaline et il fallait avouer qu’elle tenait ça de son père. Il ne restait qu’à espérer qu’elle ne transmettrait pas ça à Mira. C’était mal parti.

Quand Harmony frappa à la porte de la maison d’Emilie, elle avait sa guitare dans son étui sur son dos, l’ampli dans sa main droite, et un sac bien rempli dans la gauche. Heureusement qu’elle n’était pas batteuse, elle, parce qu’elle aurait absolument la flemme de se trimballer toute la batterie à monter et démonter. Une guitare électrique, c’était le maximum d’encombrement supportable. Au fond c’était Emilie qui avait le plus de chance : un micro, un pied de micro, et terminé.

Elle aperçut néanmoins que ce qui semblait être une porte de garage était ouverte, et quand elle s’approcha, toujours armée de son matériel, elle vit rapidement Emilie et la batteuse. Cette dernière arrivait souvent en avance. Logique.

- Salut les filles ! Lança-t-elle en avançant, cherchant du regard dans quel coin elle serait la mieux installée. Comment ça va aujourd’hui ?

Elle posa son étui de guitare au sol.

- Merci pour l’invitation, Em’ !

Emilie s’approcha et l’étreignit. Harmony était mal à l’aise. Elle détestait qu’on la prenne dans les bras. Mais elle n’osait pas le dire. Elle avait la langue bien pendue, elle n’était pas du genre à se morfondre si ça lui convenait pas. Mais elle n’avait pas envie de devoir dire à Emilie qu’une hideuse brûlure déformait tout son dos, et qu’elle ne supportait donc pas d’y sentir les mains de quelqu’un. Ce n’était pas qu’elle n’aimait pas le contact physique, c’était surtout qu’elle avait peur que les gens soient dégoûtés en sentant le relief au travers de son pull, ou qu’ils appuient comme des dingues et que ça lui fasse mal. C’était encore sensible, malgré les années.

- Tranquille.

Par chance, Emilie avait mieux à faire que de la câliner pendant des heures.  Harmony en profita pour commencer à installer ses affaires, avisant une prise qui lui permettrait de brancher ce dont elle avait besoin. Son ampli, ses pédales bien alignées sur son joli pedalboard. Elle sortit tout du sac, et commença à s’occuper de l’amas de câbles qui allait avec. Elle avait hâte de commencer à jouer.

"Si vous voulez, vous pouvez laisser le plus gros de vos affaires ici. Ca vous éviterai de tout trimballer à chaque fois." 

Hors de question. Harmony en avait besoin chez elle pour pratiquer. Même si elle avait  plusieurs guitares, elles n’avaient pas le même son ni le même touché, tout comme ses amplis qui étaient tous différents. Pour les pédales, elle n’en avait de toute façon qu’une seule de chaque.

- C’est gentil, mais j’en ai besoin pour répéter, répondit-elle presque sans lever la tête, bien occupée avec son matériel.

Elle n’en avait pas pour longtemps, il ne lui restait plus qu’à tout allumer et à accorder sa guitare et elle serait prête. Elle fouilla dans l’étui de l’instrument jusqu’à trouver un médiator au hasard et se redressa avec un air fier sur le visage. Il ne manquait plus que la bassiste, mais elles venaient d’entendre un bruit de voiture venant de l’allée. Elles seraient bientôt parties pour une session qui, elle l’espérait, serait un bon moyen de souffler. Et en parlant de souffler…

"Tu sais que tu peux emmener Mira, je t'ai déjà dis que ça me dérangeais pas."

C’était vrai. Emilie l’avait dit. Mais Harmony n’en avait pas envie. Garder une gamine à l’oeil risquait surtout de l’empêcher de se concentrer sur leurs morceaux. Et puis, c’était toujours agréable d’avoir quelques moments sans Mira aussi. De voir ses amies, d’oublier un instant qu’elle devait agir comme une mère pour une enfant qui n’était pas la sienne, et dont le seul défaut était sans doute d’avoir le même père qu’elle.

- J’avais pas envie, je la vois déjà tous les jours, toute la journée, j’ai besoin de passer du temps sans elle aussi.

Ça compliquait un peu le planning, parce qu’elle devait toujours trouver quelqu’un pour s’en occuper, mais ça valait le coup. Elle n’était pas comme ces autres filles qui ne rêvaient que d’avoir des enfants. Elle en voulait oui, mais pas maintenant. Sa vie était trop instable. Trop compliquée. Et puis, elle n’avait pas ce fameux instinct maternel que toutes les autres arboraient avec Mira. Elle commençait à peine à savoir s’y prendre avec la petite. Ça avait pris des mois pour qu’elle finisse par comprendre à peu près comment faire, comment en prendre soin sans faire de bourdes. Ça semblait si évident pour les autres, pourtant. C’était sans doute pour ça qu’Emilie avait proposé qu’elle vienne, la petite. Parce qu’elle, elle avait le feeling avec les enfants. En même temps vu son travail à la clinique… Normal, quoi. Elle allait la prendre pour une mère indigne. Enfin, une sœur indigne. A ce stade, c’était pareil.

Harmony fit sonner les cordes de sa guitare pour l’accorder, le son amplifié se répandant dans l’air presque par surprise. Ses doigts glissèrent sur le manche alors qu’elle entamait une gamme pour s’échauffer en attendant que tout soit en place. Belle journée.

- Par quoi on commence ?

Emilie était vraiment gentille de proposer de garder Mira. Nul doute que la petite serait ravie, elle adorait rencontrer tous les amis d'Harmony et avait un peu tendance à les considérer comme ses amis à elle aussi. C'était souvent le cas, mais ça donnait aussi quelques situations cocasses. Harmony rit en entendant la suite de la proposition de la chanteuse.

 - Tu sais me parler toi !  

Il y a quelques années, si elles s'étaient connues vraiment au lycée ou à peine après, la perspective d'aller en soirée avec Emilie n'aurait sûrement pas enchanté Harmony. Elle avait l'habitude de grosses beuveries assorties de produits plutôt illégaux, de danse jusqu'au petit matin, de blackout et de ce genre de choses. Elle avait écumé ce genre d'endroits pendant trop longtemps. Maintenant elle devait essayer de sortir la tête de l'eau, et elle se rendait compte qu'elle n'aurait jamais dû se retrouver dans une telle situation. Que si elle avait été un peu plus comme Emilie dès le départ, elle ne serait jamais tombée aussi bas. Alors la perspective de passer une soirée avec elle lui semblait tout simplement géniale. Parce qu'elle savait qu'Emilie n'était pas comme la plupart de ses autres amis, et qu'elle ne lui proposerait rien d'aussi pourri que leurs vieux plans qui finissaient toujours mal.

Quand la chanteuse s'approcha avec son carnet et parla d'un concours de poésie pour un chien, Harmony continua ses gammes sans même penser aux mouvements de ses doigts. Mais ses yeux grands ouverts et perplexes ne quittaient pas Emilie. Harmony adorait les chiens c'était un fait mais elle n'arrivait pas à savoir à quel point son amie était sérieuse ou se moquait d'elle. Ça ressemblait à une plaisanterie, mais elle avait quand même pris le temps d'écrire un poème alors le doute était permis... Heureusement Émilie se mit à rire. Alors la guitariste rit aussi, en s'abstenant bien de tout commentaire sur le sujet.

Elle avait demandé à Émilie si elle se sentait prête à être parolière, mais disons qu'elle n'avait pas envisagé que le premier sujet puisse être le chien du maire...

 - Ça parle de quoi ? Finit-elle par demander alors qu'elle venait de poser ses doigts sur ses cordes pour les faire taire, finalement satisfaite du son et de ses mouvements. Écrire des chansons, c'était toujours très personnel. Harmony l'avait fait plusieurs fois mais personne n'avait jamais eu l'honneur d'entendre les paroles qui en étaient ressorties. Pour le groupe, elle se contentait de composer et c'était déjà pas mal. Elle s'occupait de la guitare et de la basse, et leur batteuse avait bien assez de talent et d'expérience pour trouver seule sa place sur le morceau. Harmony comprenait néanmoins qu'Emilie ait envie d'avoir leur avis.  

Après tout les paroles c'était une part non négligeable de l'identité d'un groupe, et elle ne faisait partie de Rebel Rage que depuis quelques mois. Ça devait être intimidant, même si Harmony ne doutait pas que son amie fasse ça très bien. Il n'y avait peut-être même qu'à la rassurer.

 - Tu veux qu'on commence par ça le temps que les filles s'installent ? Proposa-t-elle.

Il y avait deux écoles. On pouvait imaginer qu'ils valait mieux commencer par jouer quelques reprises pour s'échauffer et se coordonner avant d'enchaîner sur les compositions, mais on pouvait aussi se dire que les compositions étaient plus exigeantes et qu'il valait mieux commencer par ça tant qu'elles étaient toutes en forme. Les deux pouvaient se défendre. Mais peut-être aussi qu'Emilie n'était pas assez à l'aise pour vouloir montrer ses écrits inachevés devant trois personnes en même temps, et qu'elle ne souhaitait avoir qu'un avis à la fois ? En tout cas Harmony n'avait pas l'intention de la brusquer avec ça. Elles étaient seulement là pour s'amuser ensemble.

"Du bordel dans ma vie amoureuse ?"

Harmony éclata de rire. C’était peut-être le plus grand de leurs points communs : la tournure plus ou moins désastreuse de leur vie amoureuse. Elles en avaient déjà parlé pendant des heures et pourraient recommencer n’importe quand, le sujet était inépuisable même quand il n’y avait rien de nouveau. Il fallait dire que pour Harmony, ça faisait déjà quinze ans environ que ça durait. Les conquêtes d’un soir avaient apporté un peu de piment dans tout ça il est vrai… Enfin, elle espérait quand même qu’Ace n’apprendrait pas pour Ambrose. Ce serait peut-être un peu trop de piment, vu ce qu’il lui avait dit la dernière fois sur le fait qu’il n’accepterait pas qu’elle fréquente ses amis.

- Ah, je comprends mieux pourquoi c’est à moi que tu veux montrer ça !

Elle posa sa guitare contre le canapé avant de s’asseoir près d’Emilie, curieuse de voir ce qu’elle avait pu écrire. Certaines chansons qu’elle apercevait quand son amie tournait les pages ne lui étaient pas inconnues, Harmony avait déjà eu l’occasion de lire certains des mots qui ornaient les pages de ce fameux carnet. Elles avaient déjà passé quelques soirées à composer ensemble, Emilie posait des mots et Harmony quelques arpèges, en essayant de trouver ensemble l’essence de ce qu’elles voulaient transmettre. C’étaient de belles soirées. Leurs chansons ne perceraient sûrement jamais dans l’industrie, ce n’était pas le but de toute façon, mais ça avait quelque chose de particulièrement cathartique.

Emilie s’attarda sur les deux dernières compositions achevées, dont elles avaient déjà parlées.

"On pourrait essayer ces deux là aujourd'hui. Tu en penses quoi ?" 

Harmony se pencha au-dessus de l’accoudoir du canapé pour attraper un bloc-note dans sa housse de guitare. Les lignes des portées et des tablatures étaient déjà dessinées dessus, ce qui lui facilitait grandement la tâche quand elle se décidait à enfin coucher sur papier ses compositions pour ne rien oublier. Généralement elle avait quelques morceaux de retard, elle se disait à chaque fois qu’elle n’avait pas besoin, qu’elle se rappellerait de tout, et quand elle commençait à avoir quelques trous de mémoire elle finissait par se résigner à tout noter. Cette fois-ci pourtant elle avait réussi à se montrer un peu plus disciplinée, et elle montra les pages correspondantes à Emilie.

- Ouais, regarde, j’avais pensé à ça justement.

Tout était encore au crayon de papier, au cas où il fallait changer quelque chose. Elle ne savait pas si le solfège et les tablatures disaient vraiment quelque chose à Emilie ou pas – après tout, on n’en avait pas forcément besoin pour savoir jouer même si ça pouvait faciliter grandement les choses. Harmony, c’était son truc. Elle lisait une portée et elle entendait directement la mélodie dans sa tête. C’était comme parler une seconde langue, celle de la musique.

. "Et sinon y a celle là. Mais j'ai que le début.."

Harmony se pencha vers Emilie pour lire ce qu’elle avait écrit sur la dernière page noircie du carnet. Ça avait un peu côté exclusivité qui l’intriguait toujours. Elle adorait tout savoir, et encore plus avant les autres. Dire que la curiosité n’était pourtant pas son pire défaut…

- Tu te fous de moi ? S’exclama-t-elle en lisant le premier paragraphe. T’écris sur ta vie amoureuse ou sur la mienne là ?

Elle rit, mais c’était un peu amer. Elle aurait pu écrire un truc comme ça sur l’absence d’Ace pendant son séjour à la Légion. Elle repensa aussi à tous les mots d’amours qu’elle glissait dans ses faux papiers, sous le prétexte de lui créer une identité complète et cohérente au cas où. Bizarrement, il avait toujours une femme aimante qui lui laissait des petits messages dans des petits papiers qu’il gardait au fond de son porte-feuille. Les autres avaient plus généralement des polaroid d’animaux de compagnie, ou de vieilles listes de courses censées avoir été oubliées là. Harmony était douée pour écrire. Elle inventait ce genre de trucs depuis sa plus tendre enfance, son père lui avait tout appris. Mais à chaque fois qu’elle le faisait, elle ne pensait qu’à Ace.

- C’est super beau Em’, j’adore. Ça a l’air d’être une chanson triste, alors, je pense qu’on pourrait la jouer en ré mineur, ou peut-être en si mineur tiens, ça changerait un peu. Écoute !

Elle attrapa sa guitare qu’elle avait posée tout près, et commença à improviser un peu en chantonnant un air en yaourt, comme pour pousser Emilie à essayer de poser ses mots sur la mélodie. Peut-être que ça pourrait l’aider à trouver la suite ? Peut-être qu’elles pourraient en parler ensemble, et qu’Harmony trouverait quelque chose de pertinent à ajouter en se basant elle aussi sur son expérience personnelle ?

- Ça pourrait donner ça…. Ou alors, un peu plus comme ça…

Harmony changeait de rythme, de notes, en essayant de saisir l’essence des mots d’Emilie, son regard se posant sur elle pour l’encourager à chanter. Elle sentait bien, au fond que ce serait difficile. Elle savait que devant Ace, elle n’oserait pas chanter ça.

Les encouragements d’Harmony semblaient avoir porté leurs fruits, étant donné qu’Emilie lui demanda de recommencer ce qu’elle venait de faire depuis le début. Elle adressa un grand sourire à la chanteuse, heureuse de la voir apprécier leur musique. Il y avait quelque chose entre elles deux qui faisait que ça marchait. Elles n’avaient pas grand-chose à voir toutes les deux, elles étaient différentes sur presque tous les aspects, même leurs goûts musicaux habituels n’étaient pas au diapason, et pourtant… Elles se complétaient si bien, quand il s‘agissait de créer quelque chose de nouveau. Deux faces d’une même pièce.

Alors Harmony ne se fit pas prier. Elle fit taire ses cordes et plongea ses yeux dans ceux d’Emilie, attendant le signal pour reprendre la mélodie qu’elle venait de faire naître entre ses doigts, dans l’intimité de ce garage et de leur petit groupe. Les bruits alentour cessèrent. La bassiste et la batteuse, qu’elles aient fini ou non de s’installer, se turent et s’ingénièrent à rester silencieuse pour profiter de ce qui était en train de se passer.

L’émotion était palpable dans la voix d’Emilie, visible dans les yeux d’Harmony qui étaient si expressifs. Quand la chanteuse se tut, il y eut quelques secondes comme suspendues dans l’air, alors qu’Harmony laissait sonner les dernières notes. Il leur fallait une suite. Cette chanson avait de l’avenir, au moins à leur niveau. Elle disait quelque chose de trop vrai pour qu’elles gardent ça pour elles deux.

"Wow, les filles.. C'est magnifique.."

Harmony et Emilie tournèrent la tête vers leurs autres camarades dans un même mouvement. Harmony ne répondit rien. Ça lui faisait toujours plaisir qu’on reconnaisse ses talents de composition ou d’improvisation évidemment, mais elle ne s’en vantait généralement pas. C’était un peu de feeling il est vrai, mais surtout du travail et de la théorie qu’il suffisait de mettre en application correctement. Le génie, ça, elle ne l’aurait sûrement jamais. Elle se contenta de sourire, laissant Em’ teaser la suite de la répétition, sans doute pour éviter de s’appesantir trop longtemps sur le sens exact des paroles.

"On essaie les deux qu'on a fini avec Harmony ?"

Harmony hocha la tête, se remettant lentement sur ses pieds avant de s’étirer comme un chat, la guitare pendue à son cou grâce à sa sangle. Elle balança son précieux bloc-note par terre sans trop de ménagement, juste à côté de son pedalboard, au cas où elle aurait un trou de mémoire. Elle n’avait pas amené de pupitre. Elle n’en avait même pas, en fait, trop habituée à jouer installée n’importe comment sur son lit depuis son adolescence.

"Allez hop ! On t'attend !"

Harmony leva les yeux au ciel en passant ses bras autour de son instrument. Elle n’avait pas l’habitude qu’on lui parle de manière autoritaire, généralement c’était plutôt elle qui donnait les ordres… Ou qui désobéissait. Heureusement celui-là n’avait rien de compliqué et elle y avait déjà adhéré tacitement. Alors elle jeta un coup d’oeil au bloc note avant de se lancer.

Elles avaient déjà joué ce morceau ensemble, mais les touches finales n’avaient pas encore été ajoutées et c’était là tout l’enjeu de cette répétition. Elles allaient sans doute rejouer ces deux morceaux plusieurs fois, jusqu’à ce que chacune puisse se l’approprier, jusqu’à ce qu’il marche, peut-être même jusqu’à ce qu’elles en aient un peu marre, avant de faire une pause jusqu’à la prochaine fois. Parce que la musique, c’était la répétition, encore et encore, comme au théâtre, comme dans tous les arts finalement. Elle ne comptait pas le nombre de traits qu’elle avait dû dessiner avant d’avoir une si belle assurance, sur ses carnets comme avec sa machine de tatouage. Ou, d’un côté un peu plus obscur, dans la fabrication de tous ces faux qui lui assuraient une vie confortable.

Quand elle jouait, Harmony ne pensait plus à rien. Le mouvement de ses doigts produisait des notes qui l’hypnotisaient presque. C’était pareil quand elle dessinait. C’était apaisant. Le mouvement pour faire taire les pensées qui l’envahissaient. C’était la seule chose qui lui restait, maintenant que les addictions n’étaient plus les bienvenues, maintenant que les pensées obsédantes du manque apparaissaient pour s’ajouter aux autres. Une bouffée d’oxygène, sortir la tête hors de l’eau alors que tout semblait vouloir la faire couler au fond de l’abysse.

Il y eut évidemment quelques couacs, c’était la première fois qu’elles le jouaient toutes ensemble ce jour là, c’était un genre d’échauffement avant d’entrer dans le vif du sujet. C’était peut-être audacieux d’ailleurs, de commencer par un morceau à elles au lieu de se chauffer sur une bonne vieille reprise qu’elles connaissaient par cœur. Mais même si elles n’étaient pas des professionnelles, elles n’étaient pas non plus des débutantes. Elles pouvaient le faire.

Et elles le firent.

Les répétitions, il n’y avait rien de tel pour se vider la tête. Se concentrer sur la musique, rien que la musique, toute la musique, sans même avoir l’occasion de se laisser distraire par ses pensées ou ses sentiments, parce qu’il y avait d’autres personnes qui avaient besoin qu’on se donne à fond. Ça ne les empêchait pas de rire, de se détendre, de parler un peu entre leurs différents essais, mais elles étaient toutes là dans le but de progresser sur leurs chansons. Alors elles travaillèrent dur, dans ce garage, dans cette jolie maison près de la plage. Harmony avait aperçu le ranch des Gore en arrivant, alors elle faisait son maximum pour regarder à l’intérieur plutôt que par la porte du garage.

La batteuse et la bassiste partirent rapidement, la première étant aidée par les trois autres pour démonter son matériel et tout charger dans sa voiture. Assez rapidement, Emilie et Harmony furent les deux dernières à se trouver là. La tatoueuse n’avait pas encore rangé sa guitare, ne sachant pas si son amie serait d’humeur à composer encore en profitant de leur petit tête à tête. Elles étaient toutes les deux très occupées – même si Harmony ne lui avouerait jamais que ça venait aussi de son métier moins légal… - et il fallait savoir profiter des opportunités qui se présentaient devant elles.

"Bière et fajitas pour le diner, ça te tente ?"

Harmony tourna brusquement la tête vers Emilie, avec une drôle d’expression sur son visage. Est-ce qu’elle avait déjà parlé de son… Léger problème d’alcool avec Emilie ? Elle n’en était plus certaine. Ce n’était pas le genre de choses qu’elle avait envie d’ébruiter, même auprès de quelqu’un qui avait fini par lui tirer les vers du nez sur son addiction à l’héroïne. Drôle de maladie nosocomiale, contractée après la découverte du soulagement procuré par la morphine, quand elle avait découvert sa maladie chronique. Si elle n’avait pas eu cette crise un soir avec Emilie, elle n’aurait sûrement jamais parlé de tout ça. Mais quand on se retrouvait incapable de marcher, tremblante, à pleurer en rêvant qu’on l’achève, on finissait parfois par répondre à des questions qu’on aurait fait mine de ne pas entendre sans ça. Sans être vulnérable. Harmony n’en voulait pas à Emilie. Elles étaient amies, c’était normal qu’elle sache. C’était sûrement plus prudent, même, que quelqu’un sache que même si c’était affreusement douloureux et impressionnant ce n’était pas la peine d’appeler les pompiers. Parce que c’était normal.

Elle pourrait juste dire « oui, super », foutre en l’air sa tentative de sobriété comme ça, facilement. Sans conséquences. Après tout, Ace et Raph n’en sauraient jamais rien. Archibald non plus. Comment le sauraient-ils ? Mais ce n’était pas pour eux qu’elle faisait tous ces efforts pour s’en tirer, pour être clean. C’était pour Mira. Et Mira ne méritait pas qu’Harmony gâche tous ces efforts aussi facilement, juste pour une bière, juste pour ne pas avoir à contredire son amie.

- De l’eau et des fajitas, ce serait parfait.

Ouais, de l’eau. Parce que jsute dire « sans alcool » ce serait déjà avouer un peu trop son problème. Et puis de l’eau, c’était sûr qu’Emilie en avait. Aucun risque, une stratégie au top. Harmony avait toujours eu du talent pour éviter les discussions contrariantes. Elle faisait preuve d’une franchise à toute épreuve quand elle devait parler des autres, mais quand ça commençait à toucher à ses sentiments ou ses problèmes, elle n’hésitait pas à noyer le poisson. Parfois à mentir. Comme à tous ces gens qui avaient posé des questions sur sa mère, et à qui elle finissait par répondre qu’elle était morte toute en sachant que ce n’était pas vrai. Juste pour éviter les questions.

- Les travaux, ça avance ? Demanda Harmony en se disant qu’elles n’allaient sans doute pas rester dans ce garage pour manger, et qu’elle aurait peut-être l’occasion de voir l’avancée des travaux. Cette maison avait du potentiel, elle était curieuse de savoir tout ce que son amie arriverait à en tirer. Hésite pas si t’as besoin d’un coup de main.

Harmony était douée de ses dix doigts, même si elle n’était pas à proprement parler une bricoleuse. Elle était plutôt habile pour les travaux minutieux, comme les tatouages ou les faux papiers qu’elle créait tous les jours, mais ça ne voulait pas dire qu’elle ne pourrait pas se rendre utile.

- Je devrais peut-être retaper ma maison aussi tiens. Mon père a rien changé depuis qu’on a emménagé dedans, y a des tapisseries que je supporte plus et j’ai taggé toute ma chambre quand j’étais ado. J’ai dû tout cacher sous des poster et des cadres maintenant ! Harmony rit, même si mentionner son père lui faisait toujours mal au cœur.

Harmony suivit Emilie à travers une buanderie qu’elle avait déjà aperçue, puis la cuisine. C’était joli ici, ça sentait presque encore la peinture fraîche. Elle était en train de regarder toute la pièce pour voir toutes les petites choses qui avaient changées depuis la dernière fois, quand son amie lui répondit qu’elle serait ravie de pouvoir l’exploiter. Alors Harmony rit, avant qu’elles fassent tout le tour de la maison ensemble en commentant la progression des travaux quasiment terminés., C’était très joli, bien fait, Emilie avait bon goût. Harmony ne se montra pas avare en compliments en tout cas.

"Si tu me demandes mon avis, je dis oui. Retapes ta maison et fait en sorte qu'elle reflète la femme que tu es aujourd'hui." 

Harmony tourna la tête vers son amie et remarqua son sourire alors qu’elles entraient à nouveau dans le salon, sûrement la meilleure pièce pour s’installer. Elle aimerait bien tout refaire, ce serait comme changer d’air, mais il y avait encore trop de choses qui la retenaient. Cette maison, c’était avant tout celle qu’elle avait occupée avec son père depuis aussi longtemps qu’elle se souvienne, depuis que ce n’était qu’eux deux, et que sa mère avait été envoyée dans un hôpital psychiatrique. Elle était pleine de souvenirs. Il y avait sa chambre, qu’elle pourrait repeindre pour dissimuler sa passion créatrice adolescente fouillie qui avait recouvert tous les murs au fur et à mesure des années. Mais le reste ? Elle n’était pas sûre d’avoir la force de toucher à un seul mur de ce petit écrin.

- Je sais pas. J’aurais peur que mon père apprécie pas trop. Enfin… S’il revient.

S’il avait encore été là, elle aurait été capable de rentrer un jour avec trois pots de peinture et de tout refaire sans demander son avis, ni celui de sa nouvelle femme d’ailleurs. Mais maintenant qu’il avait disparu, toujours avec sa nouvelle femme d’ailleurs, elle s’accrochait un peu trop à ce qui lui rappelait le passé. Avant les dix années d’exil d’Ace, sa maladie et tout le reste. Son adolescence, quand il n’y avait même pas encore Mira, et qu’elle avait son père pour elle toute seule. De belles années qui lui manquaient.

Elle demanda de l’eau plate à son amie en la suivant jusqu’à la cuisine pour lui tenir compagnie pendant qu’elle commençait à préparer leur dîner. Harmony proposa son aide à Emilie pour apporter ce qu’il fallait au salon afin de commencer la deuxième partie de leur journée entre filles. Harmony se laissa tomber dans le canapé, tournant la tête pour voir Emilie se redresser dans le fauteuil. Elle connaissait bien l’expression de son amie. Emilie avait quelque chose derrière la tête, c’était certain, et elle ne tarda pas à le montrer.

Plaquant sur son visage un air faussement sérieux, Harmony se pencha un peu vers Emilie. Enfin Morph-Emilie. Si on avait demandé son avis sincère, elle ne savait pas ce qu’elle aurait choisi. Le déni, c’était un peu son mode de vie. Elle avait envie de se dire qu’elle avait l’âme d’une rebelle qui mettrait à bas le gouvernement et les robots s’il le fallait – et après tout, en tant que faussaire ce n’était pas si faux que ça – mais… C’était une situation compliquée. Alors elle n’hésita pas une seule seconde.

Elle attrapa le dragibus rouge avec un air solennel et l’enfourna dans sa bouche sans plus de cérémonie. Elle l’avala rapidement, manquant de s’étouffer avec en se mettant à rire de concert avec  Emilie.

- Tu sais que je me suis déguisée en Trinity pour une soirée déguisée y a pas longtemps ? Ajouta-t-elle, toujours en riant. La partie « soirée déguisée » avait été atroce mais heureusement elle était tombée sur Célian et ils avaient choisi de s’échapper pour faire des choses plus sympathiques. Harmony adorait Matrix, et surtout cette jolie fille habillée en cuir avec une Ducati. Ce n’était sûrement pas très étonnant de savoir qu’elle l’avait choisie pour se déguiser – et qu’elle n’avait pas eu besoin d’acheter quoi que ce soit pour réaliser ce déguisement, mais seulement de piocher dans son armoire.

Emilie lui demanda des précisions sur ses projets de rénovation et Harmony arrêta de rire.

- Sûrement refaire ma chambre, si je trouve le courage… Le reste, ce sera pour plus tard.

Elle songeait bien qu’un jour elle devrait peut-être refaire la chambre de son père pour en faire celle de Mira, qui avait la pièce la plus petite pour le moment. Parce que s’il ne revenait pas, à quoi bon garder un mausolée en son honneur ? Harmony venait à peine de commencer à fouiller dans ses papiers plus sérieusement. Elle avait tout retourné quand il avait disparu, en quête d’un indice, mais maintenant elle cherchait à comprendre les choses plus en profondeur. Elle passait des heures à lire tout ce qui traînait pour découvrir des indices, alors qu’elle savait bien, au fond, que son père était un faussaire d’exception qui ne laisserait jamais rien traîner d’utile s’il avait voulu disparaître. Elle n’avait pas envie d’effacer ses traces encore un peu plus.

- Et toi, comment tu vas t’occuper quand les travaux seront complètement terminés ?

Elle plongea sa main dans le paquet de dragibus sans retenue.

- Rien.

Une réponse laconique mais pourtant bien sincère. Harmony n’avait aucune nouvelle de son père depuis le jour où il était parti avec Eurydice en la laissant en charge de tout. Il n’avait même pas laissé un post-it, pas un « au-revoir » et encore moins un « je t’aime ». Harmony ne s’était jamais étendue auprès de personne sur la violence de cette journée, de ce moment où elle avait compris. Pendant plusieurs heures, plusieurs jours, elle avait cru qu’il reviendrait comme si de rien n’était. Et puis la première semaine était passée. Puis la deuxième. Les appels sans réponse. Ce sentiment, au creux de son ventre, cette angoisse. Ils ne pouvaient pas comprendre. Personne ne le pouvait. A part peut-être Ace, avec la disparition de Cutie, mais même ça c’était différent. Il était loin, quand elle avait disparu.

Heureusement, Emilie savait comment détendre l’atmosphère. Elle avait même assez de flair pour choisir une scène d’un film qu’Harmony aimait bien. Il fallait dire que les personnages étaient vraiment badass, qu’il y avait de super scènes de combat et de magnifiques motos. Pas étonnant qu’elle soit fan de Matrix. Et encore moins de Trinity…

- C’était ma première soirée déguisée et crois moi, je remettrai jamais ça.

C’était un vrai guet-apens : Harmony avait accepté de se rendre à une soirée avant même qu’on lui annonce qu’il fallait se déguiser, elle avait fait l’effort de s’y rendre en jouant le jeu, tout ça pour se retrouver à siroter de la limonade sous des regards d’inconnus presque moqueurs. Heureusement qu’elle avait croisé Célian. Elle leur avait permis de s’échapper de là, et tout de suite la soirée était devenue bien plus intéressante. Ça valait toutes les soirées déguisées du monde. Ils étaient allés à son salon de tatouage.

Elles revinrent au sujet des travaux, qui était visiblement plus intéressant et avait plus d’avenir que celui de leurs soirées déguisées respectives. Harmony annonça que pour l’instant, son projet de rénovation se contentait de sa chambre. C’était son territoire, là où son père n’avait jamais eu d’influence. Et ça se voyait. Peut-être que pour le bien du bon goût, il aurait fallu qu’il pose un peu plus de limites au niveau de la décoration très… Personnelle de sa vie.

- Ma chambre ? Les murs sont recouverts de tag et de dessins au marqueur, c’est affreusement moche. J’ai tenté de cacher ça derrière des cadres et des trucs mais… Il faudrait surtout que je repeigne tout. Rien que ça, ça me changerait la vie je pense. J’ai l’impression d’avoir quatorze ans à chaque fois que je vais me coucher.

Harmony rit, avant de demander à Emilie ce qu’elle comptait faire une fois les travaux terminés. Après tout, une rénovation pareille ça prenait beaucoup de temps, qu’est-ce qui se passerait si elle se retrouvait tout à coup désœuvrée ? Elle aurait beaucoup trop de temps libre. Et Emilie avec du temps libre, ça pouvait être une bénédiction comme tout l’inverse.

Harmony avait le paquet de dragibus sur les genoux et piochait joyeusement dedans, laissant le pop-corn à Em. C’était une grande fan de bonbons. Elle aimait tellement ça – surtout ses préférés – qu’Ace était venu chez elle après dix ans d’absence avec une seule chose en offrande : des bonbons. Enfin non, ce n’était pas vrai. Il lui avait aussi rapporté de France le magnifique collier qu’elle portait autour de son cou depuis ce jour-là, et qu’elle n’enlèverait pour rien au monde. Mais quand il avait voulu entrer, quand il avait sûrement eu peur qu’elle lui claque la porte au nez, il n’avait eu que deux arguments convaincants. Hadès et les bonbons.

 "D'ailleurs, ça me fait penser.. De toutes mes amies, j'aurai parier sur toi pour boire une bière avec moi. Et tu tournes à l'eau, je passe pour quoi moi ?"

Harmony faillit s’étouffer sur son dragibus jaune et se mit à tousser, avant de calmer le tout avec son eau, justement. Qu’est-ce que c’était que cette question ? Bien évidemment elle n’avait pas envie de répondre. Heureusement, c’était encore un peu détourné. Ça ne demandait pas de réponse trop clair. Peut-être qu’elle pouvait encore s’en tirer sans avoir à avouer à son amie qu’elle était alcoolique. Elle l’espérait. Em savait déjà bien trop de choses de sa vie morcelée. Harmony se prit à rêver d’une cigarette. Ça au moins, elle avait encore le droit.

- Pourquoi tu dis ça ? C’est les tatouages ? C’est un délit de faciès ça madame ! Discrimination !

Il fallait dire qu’Harmony avait tout le style de quelqu’un qui boirait bien une bière, et ce n’était pas pour rien : elle boirait bien une bière. Emilie n’avait sans doute aucune idée d’à quel point c’était dur pour elle, de la voir avec sa bouteille. D’avoir dû refuser. Parce que si elle s’en doutait, elle n’aurait sûrement jamais osé aborder le sujet comme ça. Les gens étaient trop curieux. C’était comme si on avait pas le droit de ne pas boire, à chaque fois qu’elle trouvait la force de prendre un soft on lui demandait pourquoi. C’était peut-être au moins aussi dur d’y répondre que de se passer du sentiment d’ivresse qui faisait taire ses pensées trop nombreuses.

Maintenant, ce qu’il fallait faire, c’était changer de sujet. Si possible discrètement, subtilement, mais… Même si ce n’était pas subtil, ça pouvait faire l’affaire. Parce que ça signifierait peut-être à Emilie qu’elle n’avait pas envie de s’étendre sur le sujet… Ce qui était déjà, peut-être, un aveu en soi. Et puis, elles avaient déjà parlé de son père. Doucement avec les sujets sensibles. Quoique.

- Au fait, au sujet de la chanson… Il s’est passé quelque chose de nouveau ?

Si Emilie voulait investiguer, Harmony pouvait le faire aussi.

Sa couleur préférée ? Harmony regarda Emilie un moment sans savoir quoi répondre. Ça faisait un certain nombre d’années que personne ne lui avait demandé sa couleur préférée, pas même Mira – pour qui évidemment c’était le rose, Harmony avait hâte que cette phrase se termine, si elle se terminait un jour. Quand elle était plus jeune, elle aurait sûrement dit rouge. C’était la couleur de sa première guitare. Mais maintenant ? Peut-être quelque chose de plus tranquille, comme le vert. Un truc apaisant.

- J’avais aussi plein de posters, j’étais fan de Van Halen, ajouta Harmony en riant. Elle était toujours admirative devant les talents de guitariste de Van Halen, bien sûr, mais elle n’avait plus vraiment envie de voir sa tête sur les murs de sa chambre il fallait bien l’avouer. Ce genre de posters avait rapidement disparu. Je sais pas trop, je dirais le vert je pense. Ça pourrait être stylé.

Elle essayait d’imaginer ce que ça donnerait quand elle faillit s’étouffer à cause de la remarque d’Emilie. Elle n’eut pas d’autre choix que d’essayer de détourner un peu le sujet – et encore, Emilie n’avait pas vraiment posé de questions, elle n’avait fait que dire qu’elle était étonnée. Il en faudrait bien plus pour qu’Harmony avoue. Elle se souvenait de la manière dont Ace avait compris, et comme il l’avait fait avouer. Elle leur avait servi un verre, et il avait tout de suite vu que c’était trop simple, que le réflexe était là, le verre trop rempli, que ça n’allait pas. Comme quoi, qu’elle boive ou pas, ça finissait toujours par se voir.

. "Tu sais, tu pouvais simplement répondre que tu ne bois plus."

Emilie avait souri mais Harmony n’était plus d’humeur. Est-ce qu’Em avait deviné pourquoi ? Probablement pas, parce que si elle avait su qu’Harmony avait arrêté de boire parce qu’elle était alcoolique elle aurait sans doute évité d’en parler de cette manière, comme si ce n’était rien. Alors quoi ? Harmony n’avait pas l’intention d’avoir des enfants, en tout cas pas en ce moment, alors qu’elle était célibataire et en charge de Mira, ce qui lui compliquait déjà plutôt la vie. Alors quelle autre raison la blonde pouvait-elle envisager ? Qu’elle avait arrêté de boire parce qu’elle prenait des médicaments ? Et puis quoi encore, ce n’était pas comme si elle suivait un quelconque traitement, la médecine l’avait suffisamment abandonnée quand elle en avait eu besoin, elle n’allait pas s’infliger quelque chose du genre. Et, plus important encore, est-ce qu’Em pensait que ce n’était qu’une phase ? Il y avait beaucoup de questions auxquelles Harmony aurait voulu avoir une réponse. Elle n’était pas sûre d’avoir la force de refuser un verre à chaque fois qu’on lui en proposerait un, et ça l’aurait bien arrangée que son amie lui épargne la question. Le problème, c’était que pour ça, il fallait des aveux.

"Pas besoin de ronchonner. J'ai compris à ton ton sarcastique que tu ne voulais pas en parler."

Évidemment qu’elle ne voulait pas en parler ! Qui le voudrait ? Heureusement Harmony n’eut pas besoin de répondre, le four vola à son secours en sonnant la fin de la cuisson des fameuses fajitas, poussant Em à s’éloigner avant de pouvoir poursuivre son interrogatoire. Parce que c’était sûrement comme ça que la soirée continuerait, elles se connaissaient assez pour le savoir.

Harmony n’attendit pas une seconde après le retour d’Emilie pour poser sa question, parce qu’il était hors de question de lui donner une seule opportunité de reprendre la conversation où elle en était. C’était à son tour de poser des questions maintenant, et elle n’avait aucune intention d’épargner Em. Pas après ce qu’elle venait de lui demander, pas après avoir parlé de son père – même pour dire qu’il n’y avait rien de nouveau. Surtout pour dire qu’il n’y avait rien de nouveau.

 "Non, rien de nouveau. A part que le revoir m'a inspiré les paroles que tu as lu tout à l'heure." 

Harmony prit ce qu’Emilie lui tendait. Elle avait faim, malgré les dragibus, mais Em ne parviendrait pas à lui faire oublier le sujet de leur conversation comme ça. Même si la nourriture était un excellent moyen de corrompre Harmony.

- Ouais, justement… Elles sont super les paroles, mais ça respire pas la joie de vivre alors… Je voulais être sûre que ça va, tu vois ?

Harmony était bien plus douée pour composer que pour parler, manier les mots sur le papier était facile, et elle pouvait y réfléchir bien plus longtemps que lorsqu’elle participait à une conversation. C’était sûrement un peu trop franc, un peu trop direct, maladroit. Mais c’était vrai. Harmony était bien placée pour savoir que les problèmes sentimentaux pouvaient être lourds à gérer, et elle n’avait pas envie que son amie déprime. Em était un vrai rayon de soleil, et aussi une petite peste parfois, et Harmony n’avait aucune envie que ça change. Elle l’aimait comme ça.

- Qu’est-ce qui s’est passé quand tu l’as revu ?

Elle tendit à son tour les fajitas à Em.

Harmony ne pouvait que comprendre ce qu’expliquait Emilie. Quand Ace était revenu, il s’était passé exactement la même chose. Elle avait passé dix ans à se persuader en vain qu’elle ne ressentait rien pour lui, même plus de l’amitié, à se dire que puisqu’il l’avait visiblement oubliée elle allait en faire de même. Il n’avait pas fallu plus d’une soirée pour qu’elle fonde à nouveau devant lui, quand il s’était présenté chez elle. Au moment où elle avait vu sa tête elle avait eu envie de lui sauter à la gorge, et pourtant il avait su comment lui parler. Comme avant. Ça avait réveillé tout ce qu’elle avait pris soin d’enfouir pendant dix ans. Ça avait tourné dans son crâne meurtri pendant des semaines, et elle avait écrit elle aussi. Em et elle avaient beaucoup de points communs, beaucoup plus qu’au premier abord.

Elle écouta l’explication suivant d’Emilie concernant ce qui lui était arrivé quand elle avait revu Raph, jusqu’à voir son haussement d’épaule alors qu’elles engloutissaient toutes les deux leur repas. Ouais, elle imaginait le malaise. Heureusement, ça ne risquait pas d’arriver avec Mira. Elle n’était même pas certaine que la petite connaisse sa propre date d’anniversaire pour le moment et c’était un fait dont elle avait bien l’intention de profiter encore un peu.

"Et toi avec l'hommes de ta vie ?" 

Harmony s’attendait bien évidemment à ce que la question lui soit retournée mais ça ne voulait pas dire qu’elle appréciait ce fait. Elle regarda Em en coin en continuant de mâcher, parce que parler la bouche pleine était difficile, malpoli, et qu’elle n’avait pas l’intention de s’étouffer pour répondre à une question qu’elle n’appréciait pas vraiment.

Avec l’homme de sa vie ? Ils s’étaient embrouillés dans son salon de tatouage et elle avait appris qu’il en aimait une autre. C’était pas vraiment ce qu’elle avait espéré jusque là, et elle n’était même plus si sûre qu’elle devrait espérer quoi que ce soit. Peut-être que c’était perdu d’avance. Et pourtant, même si elle essayait de ne plus penser à lui de cette façon, il suffisait que leurs regards se croisent pour qu’elle replonge. Elle devrait se faire une raison. Dix-huit ans à le connaître, dix-sept ans à l’aimer, si elle avait pu l’oublier elle l’aurait déjà fait.

- Au point mort.

Harmony ne mentait pas. Elle n’avait pas l’impression de pouvoir être plus loin de lui que maintenant qu’elle savait qu’il n’avait d’yeux que pour une autre depuis des années. Elle avait voulu tout lui dire pourtant, elle avait commencé à lui avouer qu’elle était amoureuse d’un ami, et qu’elle avait peur de le perdre mais… Comme d’habitude ils s’étaient disputés, et il avait terminé en disant qu’heureusement lui, il ne parlait pas d’elle. Ses mots lui avaient mis le doute avant ça, mais il l’avait achevée avec cette phrase.

 "Tu as écris quelques choses sur lui récemment ?"

Harmony écrivait souvent, mais tout n’était pas destiné à devenir une chanson., Tout n’était pas destiné à être lu par les autres, et encore moins chanté. Parfois, elle noircissait des pages pendant des heures et elle finissait par tout brûler, son âme trouvant la paix dans les flammes de son barbecue. Ça avait quelque chose de parfaitement thérapeutique, qu’elle ne voudrait néanmoins expliquer à personne.

- Pas encore, mais je crois que je devrais. Ça me ferait du bien.

Elle n’était pas du genre à se confier, à se livrer. Emilie était la personne qui en savait le plus long sur sa vie sentimentale, aussi étonnant que ça puisse paraître quand on savait qu’elles ne se connaissaient pas depuis si longtemps que ça. Mais à qui d’autre pourrait-elle parler ? Elle n’avait pas tant d’amis, et encore moins des amis proches. Et puis, hors de questions de parler de ça à Ace – c’était évident – ou à Raph – pour la même raison.

- Être amoureuse, ça craint.

Surtout quand on avait même plus le droit de boire pour tenter de l’oublier un peu. Quoique, la vérité, c’était qu’Harmony avait envie d’oublier tout un tas de choses avant de se pencher sur celle-là. C’était presque le cadet de ses soucis, avec tout ce qui venait de lui tomber dessus. Mais c’était quand même bien placé dans la liste de ses ennuis.

- Je donnerais cher pour l’oublier putain, si tu savais.