Février 2024

J’aime bien cette librairie. Je ne saurais pas vraiment expliquer pourquoi. Assise à même le sol, je renvoie l’image d’une éternelle adolescente. Autour de moi, j’ai étalé plusieurs livres de cuisine, ceux qui ne sont pas sous blister et qu’on peut consulter. Je sais qu’Internet existe, merci. Mais j’aime bien me renseigner de temps en temps, et là, j’avais quelques minutes devant moi avant de prendre mon service. Le problème ? Ma concentration s’éparpille. Ces dernières semaines n’ont pas été les plus calmes de ma vie. Mon cœur peine à se remettre de sa dernière déception en date. J’ai été si bête. Je ne me suis pas rendu compte à quel point je m’étais attaché à mon dernier colocataire. Est-ce que j’ai laissé filer ma chance ? Par peur ? Putain, j’en sais rien.

Je referme les livres, déterminé à ne pas me laisser avalée par des pensées parasites. Quand on n’avance pas, on recule ! J’entends cette maxime résonner au fond de mon ventre. Je sais Grand’ma. Alors, mue par une impulsion, je sors de mon sac un carnet de commandes à l'effigie du Colibri Bleu, le restaurant pour lequel je bosse. J’écris :

Citation :

Je ne sais pas qui a besoin de lire ça, mais sachez que la vie vaut la peine d’être vécue. Et pour les coups de mou, il y a toujours les Bananas Foster !

Un sourire se faufile sur mes lèvres. La nostalgie y côtoie un amour certain de la vie. À la suite de ces quelques mots. J’inscris, de ma plus belle écriture, ma recette personnelle de ce dessert emblématique. Je ne peux qu’espérer qu’il réconfortera autant les gens qu’il m’a fait aider à surmonter certaines épreuves. Il s’agit du premier plat que j’ai retravaillé avec ma grand-mère. J’ai passé des heures à modifier scrupuleusement les dosages avant d’alterner les ingrédients pour trouver l’équilibre parfait.

Je glisse mon petit papier au hasard, le faisant tout juste dépasser d’un livre pris sur un rayonnage aléatoire. Je retiens juste l’endroit. Je range mes autres livres avant de filer payer ceux que j’ai choisi. J’ai le cœur plus léger en quittant la librairie. Je me plais à rêver de pouvoir avoir un impact positif dans la vie de quelqu’un. Parfois, ce sont les petites choses qui font le plus de bien. Je crois que je reviendrais voir si mon cadeau a trouvé preneur. En attendant, j’ai moins de vingt minutes pour rejoindre le restau. C’est parti ! Les pieds sur les pédales de mon vélo, la tête dans les nuages, je rêve d’un avenir plus lumineux.

- Ash, viens voir, s’te plaît ? L’intéressé vient se pencher sur l’épaule de son collègue, curieux. - C’est pas l’écriture de Riley, ça ? Les deux hommes échangent un regard entendu puis, le plus grand rend la note à leur client. - Je vais voir ce que je peux faire. Si vous voulez bien vous installer le temps de, Ash va vous apporter notre apéritif maison.

Je termine à peine les préparatifs pour le service quand Milo se ramène dans la cuisine pour m’expliquer ce qui se passe, de l’autre côté de la porte. D’abord, je fais des yeux ronds, le temps de rassembler les éléments et finalement comprendre. Je frappe mes paumes l’une contre l’autre en sautillant littéralement sur place. Une forme de joie naïve scintille tout au fond de moi. Quelqu’un a trouvé ma recette ! Je trouve ça génial. Ça m’éclate. Dans mon esprit, j’y vois un signe du destin, et on ne renie pas un signe du destin. Ce serait un coup à s'attirer la malchance.

Chignon sur la tête, je baisse mon casque autour de mon cou et file en salle. Les premiers clients ne sont pas encore arrivés. Je peux bien me le permettre. Je me faufile entre les tables du restaurant. Je danse plus que je ne marche dans sa direction. Le colibri bleu est un petit bâtiment. L’espace y est largement restreint, mais, au moins, l’ambiance est chaleureuse. Nous offrons une cuisine locale et savoureuse. Arrivée à destination, je travaille mon entrée. Je retourne l’une des chaises pour m'asseoir, à califourchon dessus, faisant face à l’homme.  - Salut ! Je suis Riley, et toi ?

Je le scrute de mes grands yeux rieurs. C’est moi, où il a l’air un peu trop sérieux, limite coincé du cul, ce garçon ? Bah, peut-être que c’est qu’une impression ! De toute évidence, je devrais vite découvrir le fin fond de cette histoire. - Mon équipe m’a dit que tu essayais d’avoir un repas à l'œil ? Je hausse les sourcils en jouant les offusqués pendant au moins… cinq bonnes secondes ! Passé ce timing, je me mets à rire. - T’en fais pas, je plaisante. Est-ce qu’il y a des aliments que tu n’aimes pas du tout ?  T'as de la chance, on est jeudi. Le jeudi, j'ai carte blanche en ce qui concerne les plats du jour. Par contre, pour le dessert, je t’ai laissé ma recette alors ce sera à toi de venir le faire en cuisine. Ça te va ? Personnellement, je trouve mon idée merveilleuse. En revanche, j’ai appris avec le temps que je suis - un peu trop régulièrement - la seule à adopter ce point de vue.

Milo, qui passait par là pour ajuster la mise en place, me jette un regard suspicieux. Qu’est-ce qu’il a encore ? Je roule des yeux vers le plafond puis m’engage à lui faire face. Lui, me regarde comme si j’avais fondu un plomb. Moi, je me demande surtout à quel moment j’ai pu lui laisser entendre que je ne suis pas complètement barrée. - T’as qu’à mettre ça sur ma note ? Il pousse un soupir contrarié avant de se tirer. Bon débarras ! J’ai donc tout le loisir de reporter mon attention sur mon invité. - Alors, tu marches ? On a un deal ?

[HJ:  @Hyun-Jin Kang en lisant ta fiche et le “les américains sont des sauvages”, je me suis demandée si tu savais dans quoi tu t’embarques alors…. Je te présente d’avance toutttttttttes mes excuses !     ]

Je fronce les sourcils en me demandant sur quel genre d’oiseau, je suis encore tombée. Sérieusement, ce mec me laisse pantoise. Il a l’air taillé dans de la cire, façon bébé reborn, mais en version adulte et asiatique. Son créateur a réalisé un travail d’orfèvre sur son visage parce que Monsieur Kang dispose définitivement d’une apparence humaine. Le hic ? Il n’a pas l’air capable de démontrer de la plus petite émotion. Est-ce qu’il peut seulement en ressentir ? J’espère pour lui. Sinon, vivre dans sa peau doit être terrifiant. Il était vraiment temps qu’il me rencontre, celui-là ! Sans vouloir passer pour une pimbêche prétentieuse, ou quoi que ce soit, mais juste… Ce n’est pas un hasard. C’est le destin !

Alors, même s’il a l’air un peu coincé du cul et qu’il a l’air très déterminé à me renvoyer sur le banc de touche, je vais relever le défi. Chez moi, on fait attention les uns aux autres. Je décide de prendre la remarque de sa seigneurie au pied de la lettre. - C’est pas une mauvaise idée. Je grimace en fronçant le nez. - Le truc, c’est que je ne suis pas la proprio du restau. Par contre, je suis totalement partante pour une soirée barbecue coréen. Tu m’apprends ? J'ai jamais essayé. Mon propre culot me rend fière. J’y puise une forme d’assurance, à mi-chemin entre l’audace et la taquinerie. Je laisse filer quelques secondes, le temps d’évaluer à quelle espèce d’être vivant, je fais face. Honnêtement ? Aucune idée. En revanche, je refuse que tout ceci (aka l’attitude de mon interlocuteur) vienne entamer ma bonne humeur. Armée d’un chaleureux sourire, du genre à me manger la moitié du visage, je l’interroge : - T’es toujours aussi sérieux ou parfois, ça t’arrive de te marrer ? Ok, Riley, un peu osée pour le coup. Je pouffe de rire sans pouvoir m’en empêcher. En règle générale, j’ai une chance sur deux pour que mon vis–à-vis me suive…. Dans le cas présent, je suis sur un bon 90% de prévision d’échec. Est-ce que ça m’arrête ? Pas le moins du monde !

Je tique quand il se met à critiquer la cuisine et les USA. Enfin, je crois qu’il critique. J’en sais trop rien, il le fait d’une façon si voilée et indirecte que je ne sais pas quoi en penser. - Mais tu viens d’où, toi ? Pardon, la question m’a échappé tant, je suis sur le cul. Allez ma grande, il va falloir cesser de le regarder comme s’il descendait tout droit d’une autre planète. - D’accord, monsieur Kang, je mets l’emphase sur la façon dont il s’est présenté. Sait-on jamais, peut-être qu’il va se rendre compte que c’est en décalage avec l’ambiance ? Non ? Tant pis, je continuerais quand même. - J’ai laissé cette recette à destination de quelqu’un qui aurait besoin de réconfort. Et toi, mon cher, t’as définitivement besoin d’un peu de soutien. Je te jure, je vois un nuage gris, plein de pluie, juste au-dessus de ta tête. Maintenant, si tu veux questionner l'hygiène de MA cuisine parce que t’as peur de l’intoxication alimentaire, je t’invite à lever tes fesses pour vérifier par toi-même ! Ceci dit, tu ne trouveras rien.

Et toc ! T’as quoi à répondre à ça hein ? - T’es pas un client, monsieur Kang. T’es mon invité et mon nouvel étudiant à l’école américaine Riley Holmes. Dans quoi je m’embarque ? Je n’en sais rien. L’image m’amuse. En digne funambule, j’enchaîne les figures, perchées sur un fil entre réalité et imagination. - Tu crois que ça te trouerait le cul d’essayer ? Oups ! Je vais trop loin. - Moi, je pense que ce n’est pas un hasard si tu es tombé sur mon mot, encore moins si tu t’es ramené jusqu’ici… Tu devrais te laisser tenter. Alors, je te sers quoi pour commencer ?

HRP:

Alors là, je suis tombée sur un sacré numéro ! Ah. Monsieur est coréen ! Voilà qui explique bien des choses. Instantanément, l’image de Caïn s’impose dans ma tête. Spoiler : ce n’est pas nécessairement une bonne nouvelle pour mon étudiant. Alors, loin de moins l’idée de vouloir critiquer le pays, mais tout de même ! Sur les deux ambassadeurs dont j’ai fait la rencontre, deux s’avèrent être des spécialistes de la mauvaise humeur et du balai enfoncé dans l’arrière-train. Même si j’ai, depuis, légèrement revu mon opinion sur la starlette. Je m’arme de toute ma bonne humeur pour tenter de dérider Monsieur Kang.

Force est de constater : mon succès est loin d’être fulgurant. “Je n’ai plus l’âge d’être étudiant, et je suis très content du diplôme que j’ai obtenu il y a une décennie de ça….” Bon sang, mais sérieusemeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeent ! Il va me rendre chèvre ! Je crois que l’univers est en train de tester ma détermination à aider mon prochain. - Faut te détendre. Tout va bien se passer ! Là, ma voix part légèrement dans les aigus, signe que je fais des efforts pour garder le cap. Qui est-ce que j'essaie de convaincre ? Lui, ou moi ?

Soudain, c’est la douche froide. Je subis le recadrage le plus glacial de l’univers. Mon sourire s’estompe progressivement au fil de son petit discours avant de finalement totalement disparaître. Malgré moi, les larmes me montent aux yeux. Je suis affligée d’une terrible maladie. La colère me fait pleurer. J’enrage sans jamais retenir mes larmes. Je serre les poings pour essayer de retrouver une certaine forme de contenant. Je DOIS me défendre. - C’est bon, j’ai saisi, fais-je, d’une voix blanche. Punaise, ce que je ne donnerais pas pour lui balancer une répartie dont j’ai le secret. Sauf que là, tout de suite, rien ne vient. - Qu’est-ce que je vous prépare ? QUOI ? Mais, sérieusement, je me mettrai des gifles. Où est passée ma dignité ? La honte me cuit les joues. Je tremble presque sur place. Je ne le laisse pas en placer une, je décide pour lui. - Je vous mets un plat du jour, Monsieur Kang.

En tournant les talons, je capte le regard de Milo, le serveur qui a accueilli notre client récalcitrant, sur moi. Même lui, a l’air d’avoir de la peine pour moi. C’est peut-être ce qui me décide à faire machine arrière. J’inspire profondément et viens me planter devant mon odieuse clientèle. - Vous savez quoi ? Vous pouvez critiquer autant que vous voulez et balancer des remarques, mais le seul qui a fait preuve d’un manque frappant de respect ici, c’est VOUS ! Alors peut-être que je suis cinglée, mais moi, au moins, j’ai pas une noisette ratatinée à la place du cœur et j’ai pas la trouille de faire de nouvelles expériences. Profitez bien de votre repas, Milo va vous servir, Monsieur Kang. Monsieur trou de balle, oui !

Furieuse, je retourne en cuisine tandis que mon collègue prend la relève. Avec toutes les précautions du monde, il tâche de désamorcer la situation. Il a même la prévenance de venir me voir en cuisine. J’essuie rageusement mes yeux, rattache correctement mes cheveux et m’emploie à me laver les mains avec une hargne sans précédent. - La note du roi des connards est pour moi. Quoi qu’il dise, tu ne l’encaisses pas ! Et s’il veut un dessert, il n’aura qu’à venir le demander LUI-MÊME !  Je beugle tellement fort qu’il n’est pas exclu que l’on puisse m’entendre depuis la salle. Je puise dans ma profonde colère pour préparer une assiette impeccablement dressée, sur laquelle, sa seigneurie trouvera bien quelque chose à redire. Je ne me fais pas d’illusions, c’est ainsi que fonctionne les gros cons, toujours à se plaindre d’une chose ou d’une autre, incapable d’apprécier les choses simples !

Milo se charge de lui apporter son plat : un jambalaya au gambas et chorizo. Je n’ai pas menti. Le jeudi, j’ai carte blanche, ce qui me permet de renouer avec ma Louisiane natale. Au moins, ça m’a fait du bien. Le serveur se racle la gorge, visiblement gêné. - Euh… Riley dit… La cheffe me fait transmettre que… Le jeune homme paraît mal à l’aise. Pour un peu, on pourrait croire qu’il est légèrement effrayé par son client. Alors, il s’exprime vite. Parfois, mieux vaut retirer le pansement d’un coup sec. - Elle me fait dire qu'elle espère que votre palais sera de meilleur qualité que la manière dont vous traitez les gens que vous pensez inférieur à vous. Voilà. Désolé.... Bonne dégustation.

@Hyun-Jin Kang

HJ:

Poursuivre le service m’aide à canaliser ma frustration. Il n’y a bien qu’en cuisine que je suis capable de faire preuve de concentration. Un écouteur vissé dans l’oreille, j’en suis à faire flamber mes bananes quand Monsieur le Trou du Cul, premier du nom, débarque. Je lui jette un regard contrarié, espérant avoir l’air plus crédible qu’une adolescente en train de bouder. Je ne suis pas très effrayante, mais j’essaie ! Ça devrait compter, non ? Les lèvres pincées, je riposte :  - J’ai pas du tout pleuré. Ouh, le vilain mensonge ! Le problème avec moi (enfin, comme s’il n’y en avait qu’un seul), c’est que je suis à peu près aussi rancunière qu’un poisson rouge. Je lâche un gros soupir et reste interdite en entendant la suite du discours.

Je bloque. Je l’immobilise. Je le fixe. - Même tes excuses sont méprisantes, c’est dingue ! J’hallucine. Comment il me pourrit mon groove, cette andouille ! Tout en secouant la tête, je me dis que ce n’est pas la bonne stratégie à adopter avec un tel phénomène. Gran’Ma mettait un point d’honneur à accepter les autres tels qu’ils étaient, sans essayer de les changer. Elle a fait de son mieux pour m’éduquer en ce sens. À moi d’essayer de faire vivre son héritage ? - T’aurais encore deux minutes ? S’il me fait le coup de l’homme pressé ultra-occupé, je vous jure, je l'assomme avec ma poêle.

Tout en parlant, je m’active devant les fourneaux, coupe le gaz et commence à dresser trois desserts. - C’est vraiment pas ce que j’avais imaginé en écrivant cette recette, tu vois ? J’imagine qu’il s’en moque totalement. Enfin, moi, cela me fera peut-être du bien de m’expliquer. L’univers dispose vraiment d’un sens de l’humour douteux pour qu’on se retrouve, lui et moi, en train d’avoir une conversation. Peut-être que c’est quand même un signe… Simplement pas celui auquel je m’attendais ? Admettons. - C’était pas du tout un bon pour un repas gratuit, mais une proposition de réconfort. Je n’avais rien d’autre qu’un carnet de commandes quand j’ai laissé ce message à la librairie. Je voulais…  Je me mâchonne les lèvres en corrigeant ma préparation. - Je sais pas en fait. J’avais envie d’apporter du réconfort à quelqu’un et ce dessert… Il compte pour moi. Ça m’a aidé. Dans une tentative de dédramatiser mon propos, je hausse les épaules. J’ai horreur de donner l’impression d’être une petite chose fragile et malheureuse. Moi, je suis la nana qui rit trop fort en faisant des blagues lourdingues. Je préfère ! J’ajoute la crème glacée et la parsème d'éclats de noix de pécan caramélisée. Deux des assiettes finissent leur course sur le passe-plat. Ma paume s’abat sur la sonnette et je me penche pour avertir Milo. - Les desserts de la 4, ma poule !

Je récupère la dernière assiette pour la tendre à mon invité d’honneur. - Ça me ferait plaisir que tu goûtes, au moins. La seconde d’après, je passe à la confection des prochains desserts. - Je sais ce que c’est d’avoir le mal du pays. Enfin, je ne prétends pas que ce soit… aussi fort que toi. Je peux pas dire que je sais ce que tu ressens. En plus, si ça se trouve, t’es désagréable juste parce que c’est ton caractère et pas parce que t’es triste, mais… Oh là, mais putain, dans quoi je m’embarque avec mes explications, moi ? Que quelqu'un me fasse taire parce que là, je suis en train de creuser ma propre tombe. À la petite cuillère ! - Bref, je me tais. Je crois que ça vaut mieux. Je marque une pause avant d’enchaîner. - Et désolée d’avoir dit que tu étais le roi des connards. À bien y regarder, tu serais le baron, à la limite. Et encore... Top ou flop, ma petite blague. Je tente un sourire, histoire de lui signifier que je plaisante.

@Hyun-Jin Kang

Yeux plissés, sourcils froncés, j’essaie de comprendre la logique de ce mec. Il est d’un sérieux de psychopathe ! Si demain, en lisant la presse, j’apprends qu’un homme est devenu complètement fou et s’est mis à danser nu sous la pluie en mettant des gifles aux passants, cela ne m’étonnerait pas que ce soit Monsieur Kang. Mon sens de l’humour est peut-être très discutable, mais, au moins, j’essaie de normaliser notre conversation. Ça se voit non, que je hisse le drapeau blanc ? Toute à ma frustration, je lui fournis une réponse typiquement américano-agaçante. - Ouai ! Whatever. Cette petite locution fourre-tout permet de se tirer de bien des mauvais pas. Dans ce contexte précis, je pouvais la traduire par : raconte-moi ce que tu veux, je ne te crois pas du tout. Je n’essaie même pas de faire valoir mon point de vue. J’aurais trop l’impression d’entretenir un conflit vain. Il a ses idées, moi, les miennes. Visiblement, nos visions du monde sont difficilement conciliables.

C’est impossible, non ? De se foutre à ce point de l’avis des autres ? Cela revient à leur montrer qu’ils n’ont pas la moindre importance et qu’ils ne présentent pas le moindre intérêt à nos yeux. Je trouve ça infiniment triste. Mais, peut-être est-ce parce que je ne supporte pas l’idée même de la solitude. J’esquisse tout de même un sourire en le voyant goûter.

Ce sursaut de fierté ne dure pas bien longtemps. Mon client s’empresse de tuer dans l'œuf tout sentiment de joie ou de victoire dans mon petit cœur. Je pousse un lourd soupir, chargé de mon immense lassitude. - T’as vraiment un talent fou pour jouer les rabat-joie, c’est incroyable. Tu peux t’installer là-bas si tu veux manger tranquille. J’ai encore quelques desserts à envoyer. Du menton, je lui désigne un espace plus tranquille dans la cuisine. Je vérifie rapidement le contenu des prochaines commandes avant de me mettre au boulot.

- Puis, ne sois pas prétentieux comme ça. J’ai eu des clients bien pires que toi ! Tu pourrais en faire des cauchemars si je te racontais ! J’en rajoute en écarquillant les yeux avant de ricaner. En tout cas, les gens parfaitement heureux dans leur vie agissent rarement comme il le fait, lui. Ceci dit, vu qu’il ne fait pas grand cas de mon opinion, je ne suis vraiment pas certaine de pouvoir le faire réfléchir à ça.

Tant pis ! Je me lance quand même.

- Tu sais, tu peux raconter ce que tu veux pour essayer de me convaincre que t’es heureux, tu n’en as pas vraiment l’air. Par habitude, j’entreprends de me laver soigneusement les mains, et je déroule le fil de ma réflexion en jetant de temps à autre, un coup d'œil en direction de l’incarnation de la joie de vivre. - Pas assez de sourire. Trop de… Neutralité ? Je n'ai pas l’impression que tu sois en train de vivre à fond des passions ou que tu ressentes… Comment t’expliquer ? Les mains séchées, j’enchaîne avec le dressage de quatre nouvelles assiettes. - Quand je cuisine, j’ai le cœur qui palpite si fort qu’il pourrait exploser. J’ai envie d’avancer, de progresser, de faire mieux, d’avancer, de réussir, d’offrir un peu de bonheur aux papilles de mes clients. Et, ça se voit, non ? Bref ! Deux secondes de silence. - J’ai bien compris que tu n’as pas l’intention de devenir potes avec moi. Bon, si tu veux mon avis, tu as tort parce que je suis exceptionnelle comme amie, affirmé-je en tendant une pelle à tarte dans sa direction. J'espère qu'il va comprendre que j'use de l'autodérision comme d'une forme d'humour.  - Mais, si un jour, tu n’as pas le moral, tu sauras où me trouver. Ou s’il se décide à retirer le manche à balai enfoncé très loin dans son cul. - Je ne te fermerais pas la porte au nez. Je me recentre sur mes dernières préparations avant de terminer. - Ou si t'as envie de devenir un peu plus humain. Ou même pour rien en fait. C'est comme disait Grand'Ma. Il ne faut jamais fermer la porte aux autres.

HRP: