Harmony n’était pas une grande fan de cinéma, mais elle était une grande fan de soirées. Forcément, quand elle reçut un message d’une bonne amie lui proposant de passer chez elle pour s’amuser, elle fut aux anges. Elle accepta avec grand plaisir, à grand renforts d’emojis et d’autres smileys qu’elle n’utilisait pourtant pas tant que ça d’habitude. Elle savait déjà à qui elle pourrait confier Mira ce soir. Tout était parfait.

Jusqu’au moment où elle reçut la suite des messages. C’était une putain de soirée déguisée. Sur le thème du cinéma. Quelle horreur. Harmony aurait bien voulu annuler, trouver n’importe quelle excuses, mais elle savait que c’était trop tard était donné l’engouement dont elle avait fait preuve un peu plus tôt. Elle tenta bien d’esquiver la partie déguisement, en expliquant qu’elle n’avait rien sous la main, mais ça ne parut pas convaincre son amie qui lui répondit avec une liste longue comme le bras de déguisements qui ne demandaient pas grand-chose. Quelle horreur bis.

Harmony soupira bruyamment, balança son portable sur son lit et commença à ravager sa garde-robe en quête de quelque chose qui pourrait passer. Elle aurait voulu faire Véra, dans Scooby-Doo, mais elle n’avait pas de pull orange. Il lui fallait une autre idée. Elle songea à sacrifier un vieux draps blanc pour se déguiser en fantôme, mais il fallait être honnête : personne en 2024 n’avait encore un drap blanc uni. Elle n’avait que des housses de couettes.

En continuant à faire l’inventaire de son dressing, il lui vint néanmoins une idée. Elle trouva un pantalon en cuir, un pull noir, une paire de lunettes de soleil, et un manteau en cuir également. Avec sa fameuse paire de Demonia qui lui avaient coûté trois reins et demi… C’était parfait. Elle serait Trinity. Bon, elle n’avait pas une Ducati, mais elle avait une moto. Le costume lui semblait absolument parfait. Et au moins, elle n’aurait pas l’air d’un clown si on la croisait quelque part entre chez elle et son amie.

Habituellement, elle serait passée dans une supérette pour acheter une bouteille ou deux d’alcool pour la soirée. Mais en passant la porte du magasin, elle se rappela qu’elle n’avait plus le droit. C’était fou comme certaines choses étaient des réflexes. Même quand elle ne ressentait pas l’envie de boire, elle se retrouvait au milieu du rayon des alcools et spiritueux, rien que par habitude. Alors elle se força à traîner sa carcasse plein de style jusqu’au rayon des sodas, un peu plus loin. Elle avait un peu la haine. Qui imaginait Trinity se ramener avec de la limonade en soirée ?

Harmony fut prise d’un sérieux doute, quand elle franchit les derniers mètres qui la séparaient de la porte d’entrée. L’ambiance avait l’air moyenne, elle n’entendait rien de l’extérieur et puis… Qu’est-ce qu’elle ferait si on lui tendait un verre ? Est-ce qu’elle aurait la force de refuser ? Elle n’avait rien dit à son amie de ses problèmes. Comment aurait-elle pu ? « Oui super, j’arrive, mais je te préviens je suis alcoolique laisse moi loin de la vodka » ? Elle soupira avant de frapper avec force à la porte.

Son amie ouvrit, et regarda bizarrement la limonade que lui tendit Harmony avant de la laisser entrer. Le regard noir de la faussaire la découragea de faire le moindre commentaire.

Harmony se retrouva rapidement au milieu de tout un tas de gens déguisés. Elle se sentait vraiment nulle parce qu’elle ne reconnaissait quasiment aucun costume. Ça ne lui donnait pas tellement envie d’aller faire la discussion avec les gens qu’elle ne connaissait pas. Qu’est-ce qu’elle aurait à leur dire, hein ? Quand elle se rappela qu’elle ne devait même pas boire, elle commença sérieusement à se demander ce qu’elle faisait là. Et comment elle allait s’éclipser.

Elle pourrait se lever du coin de mur contre lequel elle s’appuyait, marcher jusqu’à la porte et partir en les envoyant tous paître avec leur fête pourrie, il est vrai. D’autant que son verre de limonade ne la faisait pas rêver et avait attiré à elle des regards plutôt curieux et désagréables jusqu’à présent. Mais au fond, elle n’avait pas envie de se retrouver blacklistée si son amie revenait à des soirées plus sympa que cette lubie de se déguiser. Au moins, Trinity n’était pas réputée pour sourire. On pouvait toujours dire qu’elle prenait son rôle très à cœur.

« Tu es Catwoman ! »

Harmony releva la tête, dégageant son regard de la limonade qui disparaissait plus vite que de raison dans son gobelet rouge style soirée de fac. Elle regarda le visage de Célian à travers ses lunettes de soleil – qu’elle avait gardées, elle, juste pour le plaisir de pouvoir dévisager les autres invités sans que ça soit trop évident.

« Désolé, c’est le seul déguisement avec du cuir que je connaisse, tu vas pas me juger sur ça hein ? » 

Ça faisait visiblement moins de temps qu’il était là, lui, pour avoir conservé un tel enthousiasme. Il souriait, et il leva son verre pour trinquer avec elle. Alors Harmony fit de même, même si le sien était déjà bien entamé. Heureusement qu’elle n’avait pas pris d’alcool.

- Techniquement c’est Trinity, mais j’avais pas envie de me couper les cheveux pour un costume pourri alors… Catwoman, je prends. Et t’as pas intérêt de te moquer, parce que c’est mes vraies fringues. 

Elle n’avait rien acheté pour le costume de ce soir à part la limonade et c’était bien assez. La pièce maitresse, c’était ses chaussures. De grosses bottes noires compensées avec un côté carrément gothique, qu’elle aimait porter souvent. Parfaite pour ce genre de déguisement, il est vrai, mais surtout parfaite pour avoir un super style.

Même si elle avait utilisé son argent pour s’offrir un puzzle ça aurait donné une soirée plus sympa.  Et elle se rappela, en plus, qu’elle allait devoir payer la baby-sitter pour Mira. Elle soupira. Une vraie soirée pourrie. Ça lui apprendrait, tiens, à accepter une soirée avant de demander ce qui allait vraiment se passer. Ça allait lui coûter plus cher qu’une belle paie de Nike et ça n’aidait pas à la mettre de bonne humeur.

« Je ne m’attendais pas à voir une tête connue, on dirait qu’on t’a trainé ici de force, toi aussi. »

Elle rit un peu – et c’était la première fois depuis qu’elle était là.

- Je dirais plutôt que c’était un guet-apens en ce qui me concerne. Et toi ? Qui a pu traîner… Hmmm… John Wick… De force quelque part ?

Harmony n’était pas une grande cinéphile. Elle aimait les films d’actions surtout, et quelques comédies romantiques aussi même si elle ne l’avouerait même pas sous la menace. Le costard de Célian lui évoquait un sacré tueur, et c’était encore plus drôle de l’imaginer se faire traîner de force jusqu’ici sans pouvoir se défendre. Elle le détailla un peu. Les hommes en costume, c’était toujours agréable à regarder.

 « Tu sembles sur le point de prendre tes jambes à ton cou. »

Elle rit encore, ce qui faisait décidément de Célian l’homme le plus drôle de la soirée de son point de vue. Le trouver ici était une bénédiction. La dernière petite branchette pour la raccrocher à la vie ce soir.

- Ce qui me surprend moi, c’est que toi t’as pas l’air de vouloir partir.

Il avait dit qu’il avait été obligé de se trouver là, mais il avait l’air de passer un bon moment. Harmony était une fille enjouée, elle aimait faire la fête, elle aimait discuter avec les gens. Mais là… Pas vraiment. Enfin si, elle se voyait continuer à discuter avec Célian. Qu’est-ce qui l’avait pris de venir quand même ? Elle aurait dû simuler une grippe. Ou prétexter une de ses crises de douleur. Mais elle savait trop bien qu’elle avait un karma tout pourri, et que si elle s’amusait à prendre sa maladie comme excuse, elle finirait par regretter d’être née dans la soirée.

- J’imagine qu’il ou elle doit être vraiment très sympa…

Elle avait baissé un peu la tête, et regardait Célian au-dessus du verre de ses lunettes de soleil, comme pour être sûre qu’il voie bien son regard curieux et un peu taquin. Célian n’était peut-être pas son meilleur ami ni celui qu’elle connaissait le plus, mais elle avait passé bien assez d’été avec lui pour savoir que les films n’étaient pas une grande passion.

- J’ai entendu parler d’un marathon Star Wars dans le salon, d’ici… Elle baissa les yeux sur son portable. Une demi-heure. Je vais peut-être en profiter pour commencer ma nuit. Ou alors, peut-être que je devrais demander à la baby-sitter de la petite de m’appeler pour une urgence, tiens.

Elle termina son verre de limonade en se disant que c’était vraiment trop sucré et qu’elle aurait préféré une bière.

Célian lui faisait l'effet d'un enfant qui avait trop bien révisé son exposé. Oui, elle reconnaissait le personnage maintenant qu'il en faisait la description mais reconnaitre un homme en costume d'un autre homme en costume n'était pas très évident dans une soirée déguisée, alors elle ne se sentait pas trop mal de l'avoir confondu avec John Wick. Elle n'était pas une grande fan d'extraterrestres de toute façon. En tout cas Harmony rit sans se retenir quand il dut avouer que lui-même n'avait aucune idée de ce qu'il racontait. Ça se voyait comme le nez au milieu de la figure, mais au moins il avait fait un effort. Il y mettait beaucoup de bonne volonté.

 - Moi, des dettes ? Ça va pas non ! Disons qu'on m'a proposé une soirée, j'ai accepté, et on m'a annoncé le côté "déguisé" seulement après...  

Une sacrée entourloupe, si vous voulez son avis, mais Harmony avait quand même voulu tenter le coup. Tout ça pour se retrouver à siroter de la limonade en devant supporter les regards en coin des autres invités parce qu'elle était l'abrutie qui s'était ramenée avec ladite limonade. Elle complimenta sans le vouloir le jeu d'acteur de Célian en tout cas. Peut-être que c'était son côté sociable qui donnait l'impression qu'il se plaisait au moins un peu ici, et qu'il n'était pas à la recherche d'une échappatoire rapide. Pas comme elle, qui donnerait cher pour être déjà rentrée chez elle.

La bonne volonté de Célian et son soudain talent pour avoir l'air de passer un bon moment ne pouvaient s'expliquer que d'une seule manière : quelqu'un avait réussi à faire chavirer son coeur - ou au moins ses yeux.

« Ne sois pas jalouse, tu restes la dernière femme à m’avoir fait ôter mon t-shirt en quelques secondes ! »

Harmony rit à nouveau. Qu'est-ce qu'elle était contente qu'il soit là ! Elle n'avait pas l'intention de le lâcher d'une semelle tant qu'elle serait obligée de rester dans ce salon décoré pour l'occasion. Elle regarda avec la même perplexité que son ami les applaudissements destinés à un personnage bizarre qu'elle ne connaissait pas mais qui semblait faire forte impression. Une chose était sûre: elle ne ferait aucun effort pour voir le film dont il provenait. Ça avait l'air complètement perché.

Alors elle annonça à Célian ce qu'elle avait appris, et elle en profita pour glisser ses idées : la sieste ou l'évasion. L'évasion ce serait sûrement mieux, d'ailleurs, parce que quitte à dormir autant le faire bien au chaud dans son lit plutôt que mal installée dans un coin, avec le brouhaha d'une véritable salle de cinéma condensée dans une petite maison. Son ami avait l'air presque outré qu'elle envisage de l'abandonner là, et tellement perdu qu'il n'avait pas l'air certain de savoir ce qu'elle entendait par marathon. Enfin, il le savait sûrement mais avait trop peur de voir la définition en face. Parce que ce serait une torture. Harmony se demandait s'ils avaient prévu de regarder tous les films à la suite ou s'ils allaient se contenter d'une trilogie, ou de quelques-uns. Mais elle n'avait aucune envie de rester pour en être témoin.

 - Il faut être fort, Célian... Répondit-elle sans dissimuler son air taquin et amusé.  

Il fallait être fort, c'était bien beau, mais elle elle n'en avait pas l'intention. Son téléphone en main, elle était déjà prête à sonner sa babysitter pour lui demander de l'appeler et de lui donner une excuse crédible pour la faire revenir à la maison. Ce ne serait pas dur.  

« Tu veux pas dire que tu as trop bu et que tu ne dois pas conduire ? »

Elle écarquilla les yeux comme s'il avait dit une bêtise plus grosse que lui - et c'était le cas.

 - Attends tu te fous de moi ?  

Harmony, ancienne alcoolique en plein sevrage, faire croire qu'elle avait bu ? Si ça tombait dans les oreilles de Charlie, d'Archie, d'Ace ou d'Emilie elle aurait le droit à une exécution sur une place publique. Et puis personne ne serait dupe. Tout le monde se moquait d'elle et de sa limonade depuis qu'elle était entrée ici, elle n'arriverait pas à convaincre qui que ce soit avec une excuse pareille. Elle rit un peu en regardant Célian. Effectivement la comédie et le mensonge c'était pas son truc.

Harmony était d'un naturel plutôt franc: elle n'aimait pas se cacher derrière des politesses ou des détours inutiles pour dire ce qu'elle avait à dire. Ça ne voulait pas dire qu'elle n'avait rien à cacher ou qu'elle ne mentait jamais. Après tout c'était une excellente faussaire, et elle savait très bien débusquer les mensonges de ses clients et cerner leurs caractères.  Célian la regardait avec des yeux de biches, allant jusqu'à promettre sa reconnaissance éternelle si elle lui trouvait une bonne raison de fuir et Harmony fut bien obligée de reconnaître que ce ne serait pas très sympa de l'abandonner ici si elle pouvait trouver un moyen de l'extirper de là avec elle. Il valait mieux qu'elle s'occupe de trouver le plan elle-même cela dit, s'ils voulaient que ce soit crédible.

Célian ouvrait la bouche quand une fille se glissa près de lui, avec un geste qui prouvait leur proximité. Elle semblait totalement ignorer la présence d'Harmony. Était ce parce qu'elle n'avait d'yeux que pour Célian ou parce qu'elle voyait chez la faussaire une rivale qu'il valait mieux évincer ? Harmony n'en savait rien et en plus elle s'en moquait pas mal. Elle, elle ne voyait que le regard suppliant de son ami. Très bien. Au diable l'excuse de la baby-sitter. Mais Célian avait intérêt à la remercier.

Harmony avala sa salive, fronçant les sourcils tout à coup. Sa maladie lui provoquait des crises de douleur terribles et qui pouvaient arriver n'importe quand. Comme maintenant. Elle avait tellement l'habitude de cette souffrance vive et tenace qu'elle n'avait aucun mal à la simuler désormais, les symptômes s'enchaînant facilement dans sa tête. Elle ne savait même pas si Célian savait qu'elle était malade, mais elle savait que l'organisatrice de la soirée le savait. Et que ça suffirait à couvrir leurs arrières après leur départ.

Harmony n'aimait pas simuler ça. Ça portait la poisse. Mais aux grands maux les grands remèdes... Le souffle subitement court, elle leva doucement les mains comme si elle cherchait l'équilibre, avant de s'appuyer un peu contre Célian. Ses doigts tremblaient. Une comédienne de talent.

 - Je... Je crois que... Je devrais rentrer...  

Elle ferma les yeux un moment, ses jambes semblaient prêtes à lâcher sous son poids. Harmony connaissait tous les symptômes par coeur, elle qui les subissait si souvent. Normalement, ça lui donnait l'impression de lui broyer les os, de lui ronger la chair, elle avait de plus en plus de mal à respirer qu'elle finissait par ne plus pouvoir prononcer un seul mot. Parfois, avant cela, elle ne pouvait s'empêcher de gémir de douleur ou crier. C'était cette douleur irrépressible qui l'avait fait plonger dans la drogue. Aujourd'hui, au moins, elle lui permettrait de sortir d'une mauvaise passe.

Harmony s'effondra un peu plus contre Célian, jouant toujours parfaitement la comédie. Elle savait ce qu'elle faisait. Elle savait parfaitement ce qu'elle faisait. Stratège.

 - Ma moto... Souffla-t-elle comme pour demander que Célian la raccompagne jusqu'à son véhicule. Le moment parfait pour jouer les gentleman, proposer de la ramener en voiture, de la raccompagner chez elle ou quelque chose comme ça. Je dois rentrer avant que... Ça empire...

Parce que si c'était une vraie crise, ce ne serait que le début. Elle serra ses doigts contre l'épaule de Célian, comme si elle essayait de surmonter une vague de douleur brutale qui déferlerait sur elle. Il fallait maintenant espèrer qu'il soit lui aussi assez crédible pour qu'ils s'éclipsent sans encombres.

Peu importe ce que Célian pensait de la question : il ne savait pas mentir. Ou en tout cas pas assez bien aux yeux d’Harmony. C’était pour ça qu’elle devait mettre le paquet. Il fallait qu’elle réussisse à le convaincre alors même qu’il était l’instigateur de ce plan – du moins indirectement. La crise de douleur c’était beaucoup plus efficace que son idée d’abus d’alcool, c’était plus crédible et à la fois plus terrifiant. Les gens n’avaient jamais vraiment envie de se retrouver mêlés à ça. C’était jamais fun. Il fallait se dévouer pour rester avec la pauvre victime, et on devenait responsable si les choses tournaient mal. Un cauchemar.

Sauf pour Célian. Avec son air soucieux, il avait l’air tout à fait sincère alors qu’il la retenait contre lui. C’était peut-être parce que c’était son ami, et pas un inconnu. Parce que la fille qui traînait avec lui jusque là semblait tout à fait insensible à la souffrance d’Harmony. Quelques personnes tournèrent la tête vers leur drôle de trio, sûrement plus intéressés par les potins possibles que par l’idée de venir en aide à Harmony. De toute façon, ils devaient se dire que Célian avait la situation bien en main. Parfait.

Elle n’écouta pas vraiment la conversation qu’il avait avec l’autre fille. Elle était concentrée. Concentrée pour que ses jambes continuent de trembler, pour que son expression ne montre que la douleur et une fausse envie de la combattre, pour que son souffle reste court. Il n’y avait rien à laisser au hasard. Il y avait sa main qui serrait encore Célian à la manière de ces gens qui avaient besoin d’un exutoire pour ne pas sombrer.

« Allez, je te ramène… »

Elle hocha la tête en gémissant de douleur, s’appuyant de plus en plus sur Célian, presque imperceptiblement. Ils se dirigèrent vers la porte, passant devant quelques invités plus ou moins concernés jusqu’à la maîtresse de maison qui ne sembla pas surprise, mais sincèrement inquiète. Harmony n’aimait pas utiliser cette carte pour tromper ses amis. Mais il fallait bien parfois que ce genre de problèmes ait un intérêt pour elle. Il fallait bien qu’elle en tire quelque chose un jour, n’est-ce pas ?

Elle crut qu’ils étaient tirés d’affaire mais quand Célian ouvrit la porte pour la conduire à l’extérieur elle remarqua d’un coup d’oeil qu’ils n’étaient toujours pas seuls. Il fallait rester dans le rôle.

« Dis-moi, rassure-moi, t’es bien en train de jouer la comédie ? »

Il avait murmuré, mais Harmony ne répondit pas. Pas encore. Elle n’avait pas envie que leur couverture pour l’instant si parfaite ne s’ébruite au moment où Célian serait rassuré. Ils ne pouvaient pas se le permettre. Ce serait trop dommage. Ils passèrent devant la moto d’Harmony, et elle gémit de douleur à nouveau, comme pour se plaindre de devoir la laisser là, à une soirée bientôt pleine de soûlards alors que c’était son objet le plus précieux, avec sa guitare.

Harmony estima rapidement la distance qui restait avec la voiture de Célian, dont elle avait vu les phares briller quand il l’avait déverrouillée. Elle attendit qu’ils s’approchent un peu plus, avant de laisser son genou chanceler au point que Célian doive véritablement la rattraper.

« On va aller faire un tour, on passera récupérer ta moto quand ils seront tous occupés à faire leur marathon ! »

Comme un vrai gentleman, Célia ouvrit la porte et l’aida à s’installer. Harmony se laissa presque tomber dans la voiture, préférant jouer la comédie jusqu’au bout. Il referma la porte derrière elle, et cette fois-ci elle s’autorisa à pousser un soupir de soulagement. Elle resta immobile lorsqu’il rouvrit la portière pour s’installer à son tour, attendant qu’il la referme et que la lumière de la voiture s’éteigne pour être plus libre.

« Tout va bien ? Parce que si tu simulais, je te prépare l'oscar tout de suite! »

Elle attendit qu’il démarre, mais dès qu’elle entendit le moteur Harmony éclata de rire. Un oscar, rien que ça ? Elle était touchée. Et un peu triste. C’était difficile d’admettre que sa maladie lui faisait si mal, si souvent, qu’elle arrivait à en imiter les traits sur commande. Elle remua ses doigts plusieurs fois, comme si elle s’attendait à sentir les fourmillements caractéristiques qui devaient précéder le moment où elle devenait incapable de tenir quoi que ce soit sans le lâcher ou le détruire.

- Tranquille, répondit-elle, fais livrer l’oscar chez moi.

Elle n’avait pas tellement envie de lui expliquer pourquoi elle était si douée, que ce soit pour mentir ou pour ce mensonge là en particulier. Harmony n’aimait pas mentir, elle préférait se montrer franche dès qu’elle le pouvait, mais les secrets s’empilaient sur les secrets. Parfois elle n’avait pas le choix.

- S’ils ont abîmé ma moto quand on reviendra, je te tue Célian, j’espère que tu le sais.

Sa voix était si sérieuse qu’il aurait pu être difficile de démêler le vrai du faux, si on n’avait pas confiance en elle. C’était un peu le but souhaité, même si elle n’aurait pas touché à un cheveux de Célian.

- Je peux fumer ? Demanda-t-elle alors qu’elle avait déjà sorti son paquet.

Elle attendait tout de même la réponse avant de baisser la fenêtre et allumer la cigarette. Elle n’était pas totalement malpolie. Mais après une telle prestation, elle méritait bien de se détendre, non ?

- Alors, où est-ce qu’on va passer la suite de cette soirée, hmmm ?

Elle ferait n’importe quoi pour éviter qu’il pose trop de questions.

- T’es à deux doigts d’en faire trop, tu sais ? Répondit Harmony après la mention des chocolats qui venaient s’ajouter à celle des fleurs et de l’oscar. Elle aussi, elle n’avait eu aucune envie de rester pour la suite de la soirée. Mais elle ne méritait pas non plus tant d’éloges, à moins que ce soit la manière de Célian d’essayer d’arrondir les angles alors qu’elle devait laisser sa moto devant cette maison pleine de fêtards. Il ne restait qu’à espérer qu’ils comateraient devant leurs films et n’auraient pas l’idée de faire des bêtises dehors.

Alors elle menaça Célian de mort, juste au cas où, histoire qu’il n’oublie pas la hauteur de son sacrifice. Et il tenta de la prendre par les sentiments en réponse. Le tatouage qu’elle avait commencé promettait d’être magnifique, elle en était convaincue. Ça marchait d’ailleurs bien mieux pour la convaincre que l’idée de perdre un bon client. Harmony n’avait pas besoin de l’argent de Célian, le tatouage ce n’était que son travail officiel et une passion sympathique, mais elle avait toujours vécu de son travail de faussaire avant tout. Ça payait extrêmement bien, parce que c’était risqué et illégal. Elle aurait dû attendre longtemps avant de se payer sa moto, sans ça. Elle se contenta de rire après sa réponse, en voyant son air de chien battu.

- Je suis pas un monstre ! S’exclama-t-elle ensuite, alors qu’il lui demandait de mettre sa fumée dehors. Elle n’aimait pas les voitures, ce n’étaient pour elle que des objets fonctionnels là où les motos la faisaient vibrer. Mais elle savait respecter les affaires des autres – du moins celles de ses amis – et elle n’avait pas l’intention de faire empester sa voiture.  Plutôt que des fleurs ou des chocolats, cette cigarette était une parfaite récompense pour Harmony après sa performance d’actrice. Sa performance qui réveillait sa peur. C’était plus pour ça qu’elle avait besoin de se détendre que pour le fait d’avoir menti. Après tout, elle mentait tous les jours.

. « Pas question de se pointer où que ce soit habillé comme ça ! »

Célian n’avait pas tort. Enfin, Harmony assumait tout à fait chaque vêtement qui composait sa tenue, parce qu’elle n’avait fait que piocher dans son armoire pour confectionner ce déguisement… Elle assumait moins la combinaison qui en résultait, en revanche. Autant de cuir d’un coup, ça faisait quand même mauvais genre.

- Pourtant t’es plutôt beau gosse comme ça.

Le costume, sur un homme, c’était toujours séduisant. Ça faisait toujours son petit effet. Harmony était persuadée que s’ils décidaient de sortir, ils trouveraient tous les deux de quoi bien s’amuser. Mais Célian avait sûrement eu sa dose avec la jolie fille désagréable qu’il avait plantée à cette soirée. Elle pouvait comprendre.

Harmony regardait dehors en soufflant sa fumée, se demandant où est-ce qu’il les conduisait étant donné qu’ils devraient aller chercher son bolide tout à l’heure, et quand elle posa la question, la réponse la fit sourire.

- C’est parti, prochaine à droite pour le café !

Son shop, c’était un de ses endroits préférés au monde. Elle aimait beaucoup la maison dans laquelle elle vivait, mais c’était avant tout celle de son père. Son salon de tatouage, c’était le premier endroit où elle avait vraiment pu apposer sa marque. C’était sentimental, c’était son petit coin à elle. Ce salon qu’elle avait ouvert toute seule, premier pas vers une nouvelle vie quand elle avait choisi de mettre un peu d’ordre pour Mira. Il manquait l’adrénaline que l’illégalité lui procurait, certes, et elle savait qu’elle ne parviendrait jamais à arrêter d’être une faussaire. Mais ce salon c’était quand même sa réussite.

Elle indiqua la route à Célian, même s’ils n’étaient pas loin, jusqu’à ce qu’il puisse garer sa voiture. Ce n’était pas très compliqué, l’endroit était plutôt désert la nuit. Les rues commerçantes, quand elles ne comportaient ni restaurant ni bar, se vidaient rapidement une fois la nuit tombée. Harmony se dirigea vers le rideau de fer qui protégeait la devanture et l’ouvrit facilement parce qu’elle en avait l’habitude.

- Après toi, dit-elle en laissant Célian passer alors qu’elle venait de déverrouiller la porte. Elle referma une bonne partie du rideau derrière eux, histoire d’être sûr d’avoir la paix pendant qu’ils passaient une partie de leur soirée ici. Elle alluma la lumière, avant de passer derrière le comptoir et d’allumer la cafetière.

Elle ne savait pas si Célian était sérieux en parlant de café, mais elle, elle en voulait bien un. Elle montra une tasse vide à son ami pour lui proposer à boire, attendant sa réaction pour savoir si elle en ferait couler un ou deux.

- Je te dirais bien de faire comme chez toi, mais t’as déjà tes habitudes ici, pas besoin de me répéter.

Elle lui fit un clin d’oeil. Il avait dit lui-même qu’il était un bon client et il avait raison, mais en plus de ça ils se connaissaient depuis bien longtemps. Trop pour qu’il y ait de la gêne entre eux dans un moment comme celui-là.

- C’est à ça que tu penses quand tu penses à moi ? A enlever ta chemise ?

Harmony éclata de rire alors que Célian enlevait sa veste. Il est vrai que ces derniers temps, avec toutes les séances nécessaires pour le tatouage qu’ils avaient en cours ensemble, elle l’avait sûrement plus vu torse nu qu’avec un t-shirt.

- Je t’ai dit que c’était un guet-apens. Je m’en serais voulue de te laisser derrière moi…Surtout vu tes talents de menteurs, sans moi t’aurais été grillé à des kilomètres.

Trouver une excuse était facile, mais la rendre crédible c’était autre chose. Pour Harmony, c’était son travail. Falsifier la réalité, rendre le faux vraisemblable. Habituellement ce n’était qu’au moyen de ses doigts, pas de ses mots et de son talent d’actrice, mais elle savait tout aussi bien en user quand c’était nécessaire.

- Il faut savoir sauter sur l’occasion, c’est tout.

L’occasion s’était présentée. Avant le cauchemar du marathon. Et puis, il y avait eu cette espèce d’ultimatum quand la conquête de Célian était venue les voir alors qu’ils étaient en train d’élaborer leur plan de fuite. Harmony n’avait fait que soutenir un ami pour les extraire d’une situation désagréable. C’était quand même beaucoup plus sympathique de se trouver là – même si une part de son esprit ne pouvait pas s’empêcher de penser à son bébé, sa moto tragiquement abandonnée là-bas pour l’heure.

 « Tu sais que quand on aura fini la pièce dans mon dos, je vais avoir envie d’en recommencer une autre ? »

Harmony rit encore. C’était là le drame des tatoués et le bonheur des tatoueurs. Appartenant aux deux catégories, elle était parfaitement bien placée pour le savoir.

- Tu crois que c’est moi qui vais t’en dissuader ? Déjà, regarde moi une minute, et ensuite, rappelle toi que c’est mon gagne pain.

Harmony était tatouée du coup jusqu’aux pieds, même les mains, et la seule zone qui avait échappé à ce charmant coloriage c’était son dos, uniquement parce que son atroce brûlure le déformait beaucoup trop pour qu’elle puisse avoir l’espoir de le noircir d’encre. Après, il était vrai que son gagne pain c’était plutôt les faux papiers et que même si la tendance s’inversait un jour ça ne la pousserait pas à arrêter.

« C’est quoi, le truc le plus fou qu’on t’ait demandé de tatouer ? » 

Il avait demandé alors que la cafetière terminait de faire couler le café dans les tasses. Elle les attrapa et en tendit une à Célian avec le sourire. Elle réfléchissait à la réponse.

- Fou dans quel sens ?

Fou dans le sens incroyable, audacieux, difficile ? Fou dans le sens cinglé ? Fou dans le sens bizarre ? Les trois définitions appelleraient des réponses différentes, c’était certain. Harmony avait tatoué un sacré paquet de gens déjà, et elle avait tout autant d’histoire émouvantes, ridicules ou gênantes à raconter. Elle ne s’amuserait pas à le faire avec n’importe qui, évidemment, mais Célian était un ami avant d’être un client. Leurs vacances d’été passées à traîner ensemble étaient encore gravées dans sa mémoire, et elle se doutait bien qu’il n’avait pas dû les oublier lui non plus.

- J’ai déjà refusé de faire des tatouages de gang, et des trucs sexuels bizarres.

Le premier n’était sans doute pas très étonnant – même si quand on connaissait l’amour d’Harmony pour la légalité on pouvait se demander ce qui l’avait vraiment retenue – et le deuxième était juste dégoûtant. On sous-estimait souvent le nombre de personnes qui ne seraient absolument pas gênées à l’idée d’arborer pour toute la vie des dessins qu’on ne devrait pas exposer à la vue de tous en plein milieu de leur bras ou de leur jambe. Harmony n’avait pas tant besoin de son travail de tatoueuse que ça, et elle ne s’était jamais gênée pour refuser des projets qui ne lui inspiraient rien qui vaille. Et puis, elle savait plutôt bien cerner les gens. Question d’habitude.

- Mais j’imagine que c’est pas vraiment ce que tu voudrais me demander quand on aura fini ton dos, n’est-ce pas ?

Elle lança un regard faussement inquisiteur à Célian, comme pour jeter le doute sur la sincérité ou l’ironie de sa question, avant de se mettre à rire.

- T’as déjà des idées ?

Elle but une gorgée de café avant de lui faire des yeux de biche, battant des cils comme pour l’apitoyer. Elle savait très bien où elle voulait en venir, et elle espérait que Célian serait assez sympathique pour accéder à sa demande.

- Après tout, je suis ta tatoueuse préférée, je peux bien avoir quelques info en exclusivité non ?

- Je ne dis pas que ce serait pas loufoque, je dis que ce serait ni un tatouage de gang, ni un truc sexuel bizarre. Et pour répondre à ta question précédente : les deux.

La curiosité d’Harmony était piquée. Parler de tatouage, ça marchait toujours avec elle, c’était évident. C’était sa passion après tout, sinon elle ne se serait pas donné la peine de se former, d’ouvrir ce salon. Elle avait travaillé dur pour créer un endroit qui lui convenait, qui lui ressemblait, et où elle espérait que d’autres pourraient se reconnaître. Les affaires ne marchaient pas trop mal, il fallait l’avouer. Elle fit ses yeux doux à Célian pour en apprendre davantage, avant de se mettre à rire quand il la taquina en demandant d’où elle pouvait bien sortir qu’elle était sa tatoueuse préférée.

- Tu m’as décerné un oscar, et je suis ton amie, tout ça en plus d’être ta tatoueuse je te rappelle.

Et ça ne laissait pas trop de place au doute, du moins selon Harmony. Elle n’ajouta rien cependant, le laissant se perdre un peu dans la contemplation de sa tasse, de ses bras, tandis qu’elle profitait elle aussi de ce moment un peu plus tranquille pour boire son café. Quelques ajustements ? Elle posa son regard clair sur les tatouages de son invité du soir. Certains pourraient peut-être profiter de petites retouches, oui, mais ils étaient tous bien réalisés et en bonne forme tout de même. Alors à quoi pensait-il ? Rajouter des détails ? En recouvrir ? Harmony ne fermait jamais la porte à ce genre de choses, elle avait elle-même contemplé plusieurs fois la possibilité de se faire un bras en full black quand elle en aurait marre de ses dessins. Si elle en avait marre un jour. Ça lui avait souvent de faire des cover pour des clients, surtout des hommes qui avaient eu la mauvaise idée de se faire tatouer le prénom de leur femme ou ce genre de choses. Elle aurait voulu s’en servir pour se moquer de Célian en lui demandant si c’était de ça qu’il voulait parler, mais à la place elle garda le silence alors qu’il l’interrogeait sur ses propres tatouages.

« Tous tes tatouages ont une signification ? »

Elle sourit, se laissant tomber tranquillement dans un des fauteuils confortables de l’accueil du salon, s’installant pour finir son café.

- Pas tous non.

A vrai dire, les endroits qu’elle n’avait pas recouvert d’encre en disaient plus long sur elle que ceux qu’elle avait barbouillés de dessins. Son dos, impossible à tatouer à cause de la brûlure hideuse qui s’étendait partout, de sa peau boursoufflée, des greffes de peau qu’on y apercevait. Pas beau à voir. Dégoûtant pour beaucoup de gens. Quelque chose que, contrairement au reste, elle ne pourrait jamais embellir à l’aiguille. Quelque chose à laquelle elle pensait souvent, quand elle tatouait le dos des autres, comme le dos de Célian. Mais rares étaient ceux qui connaissaient l’existence de cette cicatrice, et encore plus rares étaient ceux qui l’avaient déjà vue. La plupart des gens ne connaissaient que son complexe pour cet endroit. Son refus obstiné de se baigner même au plus fort de l’été, et même de bronzer, de se mettre en maillot de bain, en débardeur, en crop top, de peur que   ses amis voient ce qu’elle avait à cacher. De peur qu’ils jugent ou pire encore, qu’ils prennent pitié. De peur qu’ils soient dégoûtés, et qu’ils ne la regardent plus jamais de la même manière.

Mais certains tatouages avaient une signification, tout de même. C’était toujours très personnel, ce genre de choses. Certains clients partageaient volontiers ce que signifiaient les dessins qu’ils souhaitaient, d’autres non. Et puis il y avait ceux qui se laissaient simplement porter par l’esthétique. Harmony faisait un peu partie de toutes les catégories, mais étant donné le nombre de tatouages qu’elle avait, ça n’avait rien de bien étonnant.

Son premier tatouage, c’était un point d’interrogation, pas bien grand, désormais presque perdu dans l’immensité des dessins qui recouvraient sa peau. Elle l’avait fait pour toutes les interrogations que sa mère laissait sans réponses. Ce n’était pas une signification qu’elle avait envie de partager avec Célian pour le moment, alors elle choisit de l’éviter soigneusement. Elle n’avait jamais expliqué ce tatouage sérieusement à qui que ce soit de toute façon, préférant faire des blagues sur le sujet quand on lui demandait l’intérêt d’avoir un signe de ponctuation de ce genre. Elle avait beaucoup d’autres histoires de tatouages qu’elle pouvait lui raconter, et qui étaient un peu moins… Personnels. Elle ne pouvait pas dire moins douloureux, à vrai dire.

- J’en ai fait un pour mon père, un peu après sa disparition.

Elle n’avait jamais annoncé ce détail à Célian, mais elle avait remué ciel et terre pour le retrouver et il ne serait vraiment pas étonnant qu’il ait eu vent de cette affaire étant donné qu’ils traînaient visiblement dans les mêmes cercles. Surtout maintenant qu’elle devait s’occuper de Mira, ce qui expliquait son besoin – et son excuse – de baby-sitter. Il n’avait pas eu l’air étonné, plus tôt, quand elle avait dit qu’elle pensait à utiliser ça pour rentrer chez elle alors il devait être courant. Elle l’espérait, parce que même si le mentionner était moins douloureux que de parler de sa mère, ce n’était jamais agréable d’en parler. De l’expliquer, encore et encore.

- J’aimerais en faire un pour Mira un de ces jours, mais j’ai pas encore décidé quoi. Je vais peut-être attendre qu’elle soit fan d’autre chose que de la Reine des Neiges.

Car même si on pouvait en douter, il lui restait encore de la place. Elle était absolument capable de se tatouer n’importe quoi jusqu’à parce qu’elle s’ennuyait un mardi matin, cela dit, alors il se pouvait que cette situation ne dure pas longtemps. A part pour les endroits qu’elle ne pouvait pas bien attendre elle-même, il est vrai.

- Mais j’en ai plein juste parce qu’ils sont jolis, ou parce que j’avais envie de me faire un tatouage le jour là. C’est ça le danger, quand tu sais le faire toi même…

Harmony sourit. Elle n’avait jamais été très douée pour résister à la tentation, c’était assez évident quand on avait appris ses deux addictions. C’était une femme têtue, déterminée, courageuse, forte, mais il fallait toujours que la motivation profonde vienne d’elle et seulement d’elle, sinon elle était bien incapable de tenir le coup. Et elle n’avait jamais eu aucune raison de résister à un tatouage.

- Et toi ? Ils ont des significations ?

Elle ne posait pas souvent la question, souvent c’était prendre le risque de s’avancer en terrain glissant auprès d’inconnus qui la payaient aussi pour sa discrétion. Mais Célian était son ami, et c’était lui qui avait lancé le sujet, alors elle pouvait sûrement se permettre de poser la question n’est-ce pas ?

- Elle a de meilleurs goûts musicaux que ça ! S’exclama Harmony en réponse.

Même si Mira était effectivement une grande fan de « Libérée, Délivrée » pour le plus grand désespoir d’Harmony, il ne fallait pas oublier quelles influences musicales elle supportait à la maison. Harmony écoutait toujours de la musique, elle en jouait aussi, elle ne perdait pas une occasion d’en faire résonner. Ça faisait taire ses pensées, et elle assurait ainsi la transmission d’une certaine culture musicale à sa demi-sœur, comme son père l’avait fait avec elle auparavant. Mira adorait la musique d’Harmony, le seul problème c’était souvent les paroles. Sa maîtresse n’était pas hyper fan à l’idée d’entendre une gamine de six ans chanter « Burn Down My House » ou «de grands « Please let me die in solitude » dramatiques. Harmony ne se sentait pas tellement menacée par la phase Taylor Swift… Peut-être qu’elle devrait, parce que les ado avaient souvent tendance à se rebeller contre ce qu’on avait pu vouloir leur inculquer à un moment ou un autre. Mais Mira était encore bien petite pour ça, et elle était dans une phase où tout ce qu’elle voulait le plus au monde, c’était ressembler à sa grande sœur. Sa dernière famille.

- Elle adore venir. Je lui pose des stencils, on se fait des matching tattoos comme ça.

Évidemment il était hors de question de tatouer une enfant, mais un stencils ce n’était rien de plus qu’un tatouage malabar qui se prenait au sérieux, tant qu’on ne sortait pas les aiguilles. Mira adorait ça. Elle restait sage comme une image pendant tout le processus, puis fière comme un paon pendant tout le temps que ça tenait. Harmony était certaine que la petite se ferait rapidement tatouer quand elle en aurait l’âge – ou le droit. Ça leur ferait au moins un point commun, en plus de leur attitude, parce que physiquement elles ne se ressemblaient pas le moins du monde. Ça aurait été difficile, étant donné qu’Harmony était le portrait craché de sa mère, qu’elles n’avaient heureusement pas en commun.

Le sourire d’Harmony se fit un peu plus triste quand Célian lui dit qu’il y aurait des endroits qu’elle ne pourrait pas atteindre et pour lesquels elle aurait besoin d’aide. Il y en avait plein, oui, qu’il serait délicat de se tatouer soi-même. Mais elle, elle pensa tout de suite à son dos qui ne verrait jamais d’encre le recouvrir. Le seul endroit qu’elle aurait vraiment eu envie de cacher, de dissimuler aux yeux des autres, était le seul endroit qu’elle ne noircirait jamais. Et que personne ne noircirait pour elle. Alors elle préféra se concentrer sur Célian et ses tatouages que de penser à ce genre de choses qui lui faisaient tant de mal depuis tant d’année, lui retournant sa questions sur les significations de ses tatouages.

« Tous. »

Ce n’était pas la réponse qu’elle obtenait le plus souvent, mais c’était sans doute la plus intéressante. Surtout quand on voyait le nombre de tatouages de Célian. Même s’il n’était pas encore aussi recouvert d’encre qu’Harmony, il était tout de même en bonne voie pour le devenir… Ce qui faisait beaucoup de significations. A moins que la même revienne plusieurs fois. Elle n’osa pas demander d’exemple ni de précision, préférant laisser à Célian le choix d’en dévoiler davantage ou non. Elle n’aimerait pas qu’on l’interroge avec trop de précision sur les quelques tatouages qui voulaient vraiment dire quelque chose sur sa peau, et elle s’appliquait à ne rien demander aux autres qu’elle ne voudrait pas révéler elle-même. Histoire de ne pas se faire surprendre quand on lui retournerait inévitablement la question. Il avait l’air de réfléchir un peu.

 « Certains par leur dessin, d’autres par l’endroit où ils sont tatoués. » 

Ça, elle pouvait tout à fait le comprendre. Elle hocha la tête d’un air entendu avant de continuer à boire son café, les deux mains enroulées autour de la tasse, profitant de la chaleur qui s’en dégageait. Sa tenue quasiment tout en cuir la tenait bien au chaud, mais elle avait toujours été particulièrement frileuse.

« Certains couvrent plus qu’ils n’embellissent. » 

Encore quelque chose qu’elle comprenait bien, qu’elle aurait fait aussi si elle l’avait pu. Qu’elle ferait peut-être, en recouvrant l’intérieur de ses coudes un jours, pour dissimuler les traces d’une addiction tenace dont elle ne s’était pas encore défaite. Elle ne dit rien, Harmony. Elle laissa Célian se perdre à regarder son café, pendant qu’elle observait le sien. Elle n’avait pas envie de le couper dans son élan, parce que quand on en venait à aborder des sujets aussi personnels il était difficile de revenir dessus une fois le moment brisé. Harmony n’était pas la meilleure pour parler, mais elle savait très bien écouter. C’était probablement le plus important, non ?

« La première fois que je me suis fait tatouer, j’avais besoin de poser quelque part un truc qui me rongeait. Au-delà de l’aspect esthétique, ça m’a servi de thérapie dans un certain sens.  J’imagine que je suis pas le premier à te dire ça. »

Leurs regards se croisèrent à nouveau, chacun relevant ses yeux de sa tasse respective alors qu’Harmony faisait un mouvement de tête qui venait confirmer la pensée de Célian. Elle entendait tout un tas de choses, en tatouant les gens, que ça ait un rapport avec le dessin ou non. Il y avait d’ailleurs certains motifs qui parlaient d’eux-mêmes, comme le point-virgule ou Méduse. Les gens avaient parfois besoin de marquer d’une manière ou d’une autre ce à quoi ils avaient survécu, ou comment. Certains venaient dissimuler des cicatrices, ou au contraire y ajouter un dessin qui les mettrait en exergue pour prouver qu’elles faisaient partie intégrante de leur histoire. Une manière comme une autre de tourner la page.

- On me le dit souvent, ouais, finit-elle par répondre pour ne pas laisser Célian dans un silence gênant alors qu’il lui confiait quelque chose de très intime, et attendait sans doute une réponse en retour. J’en ai fait l’expérience aussi.

Tatoueuse, elle avait recueilli les confessions d’un certain nombre de personnes. Tatouée, elle avait aussi laissé aller des bribes d’histoires à ses tatoueurs, ou simplement exprimé quelque chose en se gravant elle-même certains dessins.

- Est-ce que ça va, Célian?

Une question prononcée presque dans un murmure, dans l’intimité d’un salon qui était rarement aussi silencieux, habituellement empli de musique, de bruits de machine et de discussions plus animées. Mais Harmony ne pouvait pas ne pas poser la question. Il mettait sur le tapis certaines choses, certains sujets qui laissaient entrevoir qu’il était tracassé. Elle n’osait pas demander directement par quoi, parce qu’elle n’était pas certaine qu’il ait envie d’en parler en détail, mais elle n’avait pas envie non plus de garder le silence. Elle n’avait pas envie que son ami croie qu’elle ne s’intéressait pas à ce qu’il pouvait traverser, ou qu’il croie qu’elle était dupe. Qu’elle ne remarquait pas son tourment.

Harmony posa sa tasse vide sur le comptoir, ne quittant pas son ami des yeux alors qu’elle attendait sa réponse. Ses réponses, peut-être. Celle qu’il dirait, celle qu’il laisserait paraître, et qui n’étaient pas toujours les mêmes. Elle n’aimait pas parler d’elle, elle maudissait souvent ceux qui se risquaient à poser trop de questions auxquelles elle n’avait pas envie de répondre, comme Ace par exemple. Mais elle savait aussi qu’à certains moments de sa vie, des moments difficiles où elle avait cru perdre pied pour de bon, elle aurait aimé entendre un ami s’inquiéter de savoir si ça allait. Et pas juste au début d’une conversation superficielle qui n’attendait pas de réponse sincère, non. Une vraie question. Comme elle venait de poser à Célian.

S’il avait envie de parler, elle serait une oreille attentive et une tombe qui ne répéterait rien à personne, il pouvait lui faire confiance. S’il n’avait pas envie de parler, elle respecterait son choix. Mais c’était déjà important qu’il sache qu’il pouvait choisir. Parce que remettre sur le tapis la signification de tatouages destinés à se défaire d’un événement qui le rongeait, ce n’était pas rien, même auprès d’Harmony. Ça pouvait laisser penser qu’il aurait besoin de recommencer. De se délester d’autre chose.

- T’es pas obligé de parler, je veux pas te mettre mal à l’aise. Mais si jamais t’as besoin de moi, je suis là. Ok ?

Que ce soit pour un tatouage ou pour une discussion, ou même pour autre chose après tout, parce que c’était son ami et que l’amitié était une valeur importante aux yeux d’Harmony. Parce qu’elle avait plusieurs cordes à son arc également, et qu’elle n’hésiterait pas à toutes les user pour Célian si ça pouvait l’aider.

- Ouais.

Ce fut la seule réponse que Célian tira d’Harmony quand il lui demanda si elle parlait de thérapie. Expliquer toute l’histoire risquerait de leur prendre toute la soirée et elle n’était pas du genre à aimer s’appesantir sur sa vie et ses problèmes – au grand dam de ses proches souvent déçus de se sentir mis à l’écart. Peut-être qu’elle aurait quand même pris la peine de développer un peu si Célian n’avait pas attiré son attention par son calme étrange, par ce qu’il avait dit. Elle ne savait pas exactement à quel point elle devait s’inquiéter. Son ami était d’un naturel enthousiaste, énergique. Il ne tenait jamais en place, et Harmony se souvenait l’avoir déjà gentiment disputé, à moitié morte de rire, en voyant qu’il était incapable de rester tranquille quand elle le tatouait. Ils savaient tous les deux à quoi s’en tenir, et quelles pauses prévoir pour qu’il puisse se dépenser un peu. Mais ce soir ? C’était la première fois qu’elle l’entendait vraiment parler de quelque chose qui le rongerait et qu’il aurait noyé dans l’encre d’un tatouage. C’était la première fois qu’elle le voyait si posé. Triste ? Ça y ressemblait.

Évidemment, il n’avoua rien à voix haute. Il plaisanta avec un sourire et une petite remarque qui ne persuadèrent pas Harmony du tout. Elle se permit d’insister un peu, en lui précisant tout de même qu’elle ne voulait l’obliger à rien mais qu’elle était là pour lui. Que dire d’autre ? Que faire d’autre ? Il était important parfois de dire les choses, même quand on les pensait évidentes, c’était un conseil d’Ace qu’elle s’efforçait d’appliquer autant que possible désormais. Elle n’était pas très douée pour parler Harmony. Pas très douée pour montrer ce qu’elle ressentait, aussi puissant le sentiment en question soit-il. Elle avait voulu montrer à Célian qu’il n’était pas seul, parce que c’était souvent ça le problème. Est-ce que le message était passé ?

 « Tu m’as demandé mon prochain projet ? »

Harmony hocha la tête. Est-ce qu’il changeait de sujet, ou est-ce que ça avait un rapport ? Elle n’en était pas certaine, et c’était pour ça qu’elle garda le silence. Elle n’avait pas envie d’interrompre ce qui pouvait être un genre de confession, elle voulait simplement encourager Célian à poursuivre. Il tendit la main vers elle, pour qu’elle lui donne la sienne, ce qui la rendit assez perplexe sur le coup. Pourquoi avait-il besoin de sa main pour lui dire ce qu’il voulait se faire tatouer ? Elle glissa tout de même ses doigts dans les siens, bien trop curieuse pour refuser ce genre de choses.

 « Je te montre ? »

Elle résista à l’envie de faire une plaisanterie de mauvais goût, en disant qu’elle n’avait pas besoin de ses mains pour voir mais seulement de ses yeux. A la place, elle tâcha de se montrer à la hauteur du moment et se contenta de répondre un léger « Vas-y ». Après tout, pourquoi tant de mystère ?

. « Promis, pas de truc sexuel bizarre. »

Cette fois-ci Harmony ne retint pas son rire. Elle se doutait bien que ce n’était pas le genre de Célian, elle le lui avait déjà dit. Peut-être avait-il peur que l’ambiance devienne trop pesante et ça n’augurait rien de bon sur ce qu’il avait à dire ou à montrer. Elle approcha docilement du comptoir, baissant instinctivement ses yeux sur l’avant-bras tatoué de Célian alors qu’il le posait à plat sur le meuble. Il y conduisit ses doigts, plus précisément sur un de ses tatouages, à l’intérieur de son coude. Guidée par la main de Célian qui savait très bien ce qu’il cherchait à lui montrer, Harmony ne tarda pas à sentir la trace de plusieurs cicatrices. Elle garda un silence respectueux.

Elles étaient droites. Nettes. Précises. A un endroit qui ne laissait pas beaucoup de place au doute. Harmony savait très bien de quoi il s’agissait. Elle n’en avait pas, elle, mais elle en avait vu beaucoup au cours de sa carrière. Elle arrivait à distinguer certains traits sous l’encre, maintenant qu’elle savait ce qu’elle cherchait avec un peu plus de précision. Ses yeux remontèrent finalement vers le visage de Célian. Elle n’avait pas imaginé que Célian avait pu traverser ce genre de choses, ça semblait si éloigné de l’image qu’il donnait généralement. Mais elle n’en dit rien. Harmony savait qu’il était difficile de tout savoir de quelqu’un. Impossible même, peut-être. Elle n’avait pas imaginé que Célian connaisse ce genre de détresse, mais elle savait qu’il était probablement loin d’imaginer son histoire aussi. Loin d’avoir la moindre idée de ce qui se cachait dans son dos, la raison pour laquelle elle n’avait jamais accepté de se baigner avec ses amis à la plage, la raison pour laquelle son dos restait parfaitement couvert même au plus fort de l’été.

« J’ai besoin de les recouvrir davantage, l’encre ne les dissimule plus autant qu’avant. »

Le tatouage avait l’air d’avoir quelques années déjà, ça se voyait à la couleur de l’encre. On voyait que Célian en avait pris soin pourtant mais parfois on n’y pouvait pas grand-chose. Le temps faisait son œuvre.

- Je comprends, dit Harmony en rompant finalement son silence.

Il avait dit « j’ai besoin », pas « j’ai envie ». Et elle comprenait ça jusqu’au fond de ses tripes. Elle disait la même chose à chaque fois qu’elle choisissait un vêtement, une couverture, n’importe quoi qui était destiné à se poser sur son dos. Elle refusait qu’on en voie le moindre centimètre. Habituellement les gens ne comprenaient pas. Ace ne comprenait pas, il lui avait dit que ça ne changeait rien, qu’elle ne devrait pas avoir honte, mais elle ne pouvait pas s’y résoudre. C’était hors de sa portée. Célian, lui, pouvait comprendre. Ça faisait presque bizarre de ne plus être seule, même s’il n’en savait rien. Même si elle n’en avait rien dit.

Célian lâcha sa main, et Harmony l’ôta tranquillement de son bras. Leurs regards se croisèrent, et elle espérait qu’il lirait dans ses yeux bleus à quel point elle comprenait. Il n’y avait pas de pitié là-dedans, juste un peu de peine partagée. Parce que même si elle n’était pas à proprement parler à l’origine de sa cicatrice, parce que même si les causes étaient forcément très différentes, ce point commun là était quand même vraiment important. Surprenant aussi. Et triste.

« Ça te semble possible ? » 

Elle baissa à nouveau les yeux sur le coude de Célian. Si le tatoueur précédent avait réussi à tatouer sur les cicatrices sans problème, il n’y avait pas de raison qu’elle n’y parvienne pas. On pouvait les sentir, mais elles étaient tout de même relativement plates – en tout cas en comparaison de la cicatrice d’Harmony qui lui interdisait tout tatouage. Normalement il fallait attendre entre un ou deux ans avant de tatouer sur une cicatrice, mais étant donné que le risque avait déjà été pris et que l’encre avait même eu le temps de commencer à pâlir… Ça ne devrait pas être un soucis. Elle hocha la tête d’un air convaincu.

- Ouais bien sûr.

Ça avait quelque chose de rassurant de savoir que ces cicatrices étaient anciennes, assez pour avoir été recouvertes et pour l’être à nouveau. Ça voulait dire que Célian allait mieux. Mais il avait tout de même pris la peine et le risque de dévoiler quelque chose de très intime à Harmony. C’était d’autant plus risqué qu’ils se connaissaient depuis longtemps, qu’ils étaient amis. Après tout, aller voir un tatoueur qu’on ne connaissait pas et lui confier cette histoire, ce projet, ce serait prendre le risque que ça ne se passe pas aussi bien qu’on le voudrait. Mais c’était tout. Si ça se passait bien, ou mal, ça ne changeait pas qu’on ne recroiserait peut-être plus jamais le tatoueur, qu’on pourrait l’oublier. Alors qu’Harmony… Ce soir était la parfaite preuve du fait qu’ils traînaient dans les mêmes cercles, et que si elle n’était pas à la hauteur de la confession ils se reverraient peut-être quand même. Et ce serait probablement super gênant.

- Tu veux qu’on fasse ça maintenant ? Proposa-t-elle après quelques secondes de réflexion.

Elle n’avait qu’à repasser sur les traits, pas besoin de préparer un nouveau dessin. Et puis, Célian préférerait sans doute l’intimité de cette soirée à une après-midi comme une autre au shop, avec d’autres clients qui risqueraient de passer, de les déranger. De toute façon, ils avaient encore du temps à perdre avant de pouvoir aller récupérer la moto d’Harmony.

Et puis elle se décida. Elle se décida à faire un pas vers lui aussi, en se disant qu’il avait bien mérité qu’elle se confie un peu. Qu’il ne soit pas le seul. Elle espérait que ça le mettrait un peu plus en confiance, qu’il saurait ce qu’elle avait voulu dire exactement quand elle avait dit qu’elle comprenait. Elle était son amie, pas seulement sa tatoueuse. Elle aurait fait bien des choses, dans l’espoir de l’apaiser.

- Célian ? Appela-t-elle doucement, juste pour lui faire tourner la tête, juste pour attirer son attention.

Elle n’ajouta pas un mot, mais elle glissa ses doigts sur son pull noir, rentré dans un pantalon en cuir. Elle tira doucement jusqu’à le sortir du pantalon, et le remonta un tout petit peu au niveau de sa hanche, sur le côté. Elle laissa voir la naissance de sa cicatrice, ou peut-être plus sa fin. L’endroit où sa peau boursoufflée, brûlée, qui n’avait jamais retrouvé sa couleur d’origine, se fondait peu à peu vers sa peau saine. La frontière. Elle ne montrerait pas son dos entier, pas les traces de greffes, pas les ravins les plus profonds de sa cicatrice, pas son étendue impressionnante. Elle n’en était pas capable. Ce serait trop. Mais de cette manière, elle laissait imaginer ce qu’il y avait. Sa peau saine disparaissant dans une brûlure vieille, déformée par sa croissance, elle-même disparaissant sous son pull noir. Elle attendit d’être sûre que Célian avait vu, bien vu, compris de quoi il s’agissait, avant de remettre son vêtement comme avant. Comme si de rien n’était. Recouvert par du noir, comme l’encre noire recouvrirait les cicatrices de Célian une fois de plus. Elle lui lança un sourire mal à l’aise.

Elle n’avait montré son dos entier qu’à Ace, dans un moment comme celui-là. Le reste des rares personnes qui avaient pu le voir ne s’y étaient généralement pas attardés, plus concentrés sur le moment intime qu’ils s’apprêtaient à partager avec elle. C’était une grande preuve de confiance. Envers son ami.

- Quoi, t’as peur que j’appelle l’inspection du travail ?

Harmony rit doucement alors que Célian lui pointait la porte fermée. Elle savait bien que ce n’étaient pas les horaires d’ouverture, c’était son salon, il n’y avait qu’elle qui travaillait ici, et c’était sa proposition. Elle avait déjà tatoué des gens bien après l’heure de fermeture habituelle, qui de toute façon dépendait bien souvent des disponibilités de ses clients. Ou de ses amis. Elle avait tatoué Ace ici un soir, parce qu’ils n’arrivaient pas à se trouver d’autre moment qui convienne. Ça ne la dérangeait pas d’étendre cette proposition à Célian. Après tout, il y avait un certain nombre de points positifs à le tatouer maintenant, autant pour lui que pour elle.

- C’est moi qui propose, répondit-elle en insistant un peu quand il s’enquit de savoir si ça ne la dérangeait pas.

Il la connaissait assez pour savoir que cette idée n’aurait même pas franchi ses lèvres si ça l’avait dérangée d’une manière ou d’une autre. Harmony était en règle générale assez directe, et pas du genre à se fatiguer si elle n’en avait pas envie. Elle chassa la remarque de Célian sur le tarif de nuit d’un mouvement de main qui chassait l’air. Elle n’était même pas certaine d’avoir l’intention de le faire payer, et s’il insistait elle ne lui demanderait sûrement rien de plus que le prix de la sortie d’aiguille. Ce n’était pas une œuvre d’art qu’ils allaient réaliser ce soir, ce n’était que du camouflage, et étant donné ce qu’ils avaient de commun ça lui semblait plus être un service qu’elle n’aurait jamais refusé à un ami plutôt qu’une véritable part de son travail d’artiste.

Comme si ça expliquerait tout, Harmony finit par relever une partie de son t-shirt pour montrer à Célian ce qui les unissait ce soir, ce qui faisait qu’elle comprenait si bien ce qu’il lui disait. Une partie de sa cicatrice. Le moment où elle s’évanouissait dans le reste de sa peau pâle d’un côté, dans son pull de l’autre. La cicatrice recouvrait son dos entier, sa peau ravagée s’étendait du bas de son dos jusqu’à presque sa nuque, débordant légèrement de ses épaules par endroit. Elle ne pouvait pas lui montrer tout ça. Elle en serait incapable. Elle n’en avait pas envie. Il devrait se contenter de ce petit aperçu mais au fond c’était déjà plus que beaucoup de gens. Que beaucoup de ses amis. Ace avait attendu dix-huit ans avant de pouvoir observer cette brûlure en entier, et Raph, qui faisait partie des rares personnes à en connaître l’histoire, n’avait jamais pu poser ses yeux dessus.

Quand elle fut certaine que Célian avait vu ce qu’elle voulait bien montrer, elle se dépêcha d’enfouir à nouveau cette marquer sous ses vêtements, bien à l’abri des regards, bien à l’abri de tout. En relevant la tête, après s’être assurée que tout était bien invisible désormais, elle croisa les yeux de Célian. Elle croisa son sourire triste et ému en même temps. Harmony avait toujours détesté la pitié qu’elle lisait dans les yeux de ceux qui avaient l’occasion de voir son dos, mais ce n’était pas ce qu’elle lisait dans ceux de Célian à cet instant. Elle y voyait la preuve qu’ils se comprenaient, comme elle l’avait dit plus tôt. Il la remercia et elle ne sut pas quoi dire, se contentant de répondre par un sourire maladroit à son tour.

« C’était il y a longtemps ? » 

La question surprit Harmony. Ce n’était pas une question que les gens posaient habituellement, quand ils en avaient l’occasion. Ils sautaient tout de suite jusqu’aux causes, généralement, et les moins indiscrets se contentait plutôt de demander si elle avait encore mal, ou si ça guérirait un jour. Rares étaient ceux qui se demandaient depuis combien de temps ça traînait là. Mais venant de Célian, un ami qui la connaissait depuis longtemps tout de même, était-ce si étonnant ? Que cherchait-il à savoir ? Ce ne serait pas surprenant qu’il se demande si ça avait toujours été là. Si la première fois qu’elle lui avait dit bonjour, il aurait déjà pu voir ça.

- Il y a vingt-six ans.

Presque vingt-sept. Elle ne se souvenait pas de la date exacte, elle était trop petite. Mais elle se souvenait d’autres choses. Elle se souvenait du regard de sa mère et de ses mots comme si c’était hier malgré son très jeune âge. Elle les avait longtemps retrouvés dans ses cauchemars. Célian serra la main d’Harmony mais elle était un peu perdue dans ses pensées, dans ses souvenirs. S’il se souvenait bien de ce qu’elle avait pu lui confier à l’occasion, il faisait peut-être le rapprochement avec sa mère. Celle qu’elle prétendait morte depuis environ 26 ans aussi, alors que ce n’était que la date de son enfermement. C’était ce qu’elle disait à tous ceux qui avaient osé aborder le sujet jusque là. Certains pensaient sûrement qu’elle était morte dans un incendie, peut-être même en sauvant Harmony des flammes qui auraient tout de même eu le temps de lécher sa peau, et elle n’avait fait aucun effort pour les contredire. Une mère morte en héro, c’était plus sympa qu’une cinglée enfermée après avoir tenté de la tuer. C’était plus simple à assumer.

- Et toi ?

Elle pouvait estimer l’âge du tatouage sur son bras, mais ça ne voulait rien dire sur l’âge des cicatrices qui pouvaient être bien plus anciennes. A quel moment s’était-il senti si mal, sans qu’elle le voie, sans qu’elle le sache, sans qu’elle le soupçonne ? Elle porta sa tasse à ses lèvres juste pour se rendre compte qu’elle était en fait vide désormais, avant de la reposer machinalement sur le comptoir en se disant qu’elle laverait ça plus tard. Se dirigeant vers la porte qui menait à la pièce la plus intéressante du salon, elle l’ouvrit en grand et fit signe à Célian de prendre place. Qu’ils continuent sur ce sujet ou pas, ils pouvaient le faire avec du désinfectant et des aiguilles. Harmony n’avait pas fait de proposition en l’air. Elle se dirigea tout naturellement vers son matériel, prête à enfiler ses gants.

- Tu peux mettre de la musique si tu veux, dit-elle en commençant à tout mettre en place. Ce n’était pas la première fois qu’elle incitait Célian à faire ça, il devait sûrement avoir l’enceinte du salon enregistrée sur son téléphone. Mais est-ce qu’il ne préférerait pas conserver l’ambiance feutrée de leurs confessions ? Harmony n’en savait rien. Elle ne voulait que le mettre à l’aise.

Harmony fit signe à Célian de s’installer sur le fauteuil pendant qu’elle mettait en place ce dont elle avait besoin pour s’occuper de sa nouvelle mission de ce soir : lui permettre de regarder son bras avec un peu plus de sérénité. Elle n’aurait jamais refusé ce genre de demande, que ce soit pour son ami ou pour quelqu’un d’autre. Elle savait trop bien comme c’était difficile de vivre avec des marques qui nous rappelaient un moment difficile. Elle n’aurait jamais jugé Célian, même en se disant qu’il s’était fait cela tout seul. Bien au contraire. C’était une manière, sa manière, peut-être la seule qu’il avait pu trouver, de surmonter quelque chose qui lui était arrivé. Ça faisait de lui un survivant, un homme fort, plus fort qu’il le pensait lui-même, sans doute. Il ôta sa chemise de Men In Black pour ne rester qu’en débardeur, et elle entendit rapidement qu’il avait mis de la musique.

Une musique un peu plus tranquille que ce qu’ils écoutaient habituellement à vrai dire, et elle devinait ainsi que la discussion n’était probablement pas terminée. Harmony avait l’habitude d’écouter ses clients et ses amis, c’était peut-être ce qu’elle faisait de mieux et ça ne la dérangeait jamais. Elle craignait néanmoins que cette discussion là ne réclame aussi sa participation plus active. Les confidences, quand il fallait les faire, ce n’était pas trop son truc. Quand on la mettait au pied du mur, elle avait parfois le mensonge facile. N’avait-elle pas dit à Raphaël que sa mère était morte, alors qu’elle aurait eu toutes les raisons du monde de lui confier son secret ? N’avait-elle pas attendu 18 ans pour annoncer son destin à Ace ? Si elle avait la moindre occasion de ne pas trop en dire, Harmony savait généralement la saisir.

Gants sur ses doigts, Harmony s’approcha à nouveau de Célian avec de quoi désinfecter la zone qu’ils allaient noircir ce soir. Ce serait un peu froid évidemment, mais il avait tellement l’habitude qu’elle ne songea pas à le préciser, tout comme elle n’avait pas non plus demandé qu’il remplisse de formulaire de consentement. De toute façon, elle avait bien assez vu sa signature pour la reproduire si les contrôleurs lui posaient problèmes, et elle pourrait cocher toutes les cases de tête. Ce n’était vraiment pas la première fois qu’il venait ici. Et Harmony avait une excellente mémoire.

« La première fois, j’avais dix-huit. »

Elle releva la tête vers le visage de Célian, continuant machinalement à passer son coton sur sa peau même si elle dépassait un peu de la zone qui les intéressait vraiment ce soir. Elle s’était dit qu’il ne répondrait peut-être pas et très honnêtement elle n’aurait pas insisté. C’était un sujet sensible, elle n’avait fait que se dire qu’il posait cette question là c’était qu’il devait être à l’aise avec, et que la lui retourner était une manière facile d’en apprendre davantage. Voilà tout. Il inspira profondément et elle garda le silence, ne voulant pas le couper dans son élan.

« Ça a duré deux ans. C’était à intervalles irréguliers. Quand j’avais mal, j’avais l’impression que toutes mes autres douleurs disparaissaient. »

Harmony n’avait pas géré ces problèmes de cette façon. Elle avait choisi la voie toute opposée finalement. Célian avait noyé sa douleur dans une autre souffrance, plus physique peut-être, plus forte en tout cas. Harmony avait anesthésié son esprit et son corps autant qu’elle l’avait pu, faisant taire ses pensées dans l’alcool et sa douleur dans la drogue. Dans l’héroïne qui avait été la seule chose à apaiser ses crises de douleur pendant longtemps. Ça ne l’empêchait pas de comprendre ce qu’il voulait dire. Elle hocha la tête d’un air entendu.

« Ma peau me dégoûtait, je crois que…  Je crois que je cherchais à l’enlaidir, d’une certaine façon. »

Elle avait senti son hésitation. C’était pour ça qu’elle se taisait encore. Elle ne comptait pas prononcer un seul mot tant qu’elle ne serait pas certaine de ne pas couper Célian. Les confessions ça demandait de l’espace, du temps, du silence. Ça se glissait discrètement dans le vide, ça ne se hurlait pas par dessus d’autres voix.

 « J’ai arrêté le jour où j’ai failli aller beaucoup trop loin.  Mais maintenant, elles sont là et elles me rappellent tous les jours à quel point j’ai été con. »

Il releva les yeux vers elle, et ils se regardèrent un instant avant qu’Harmony ne prenne en main sa machine. Pas besoin de lui poser de stencil, il n’y avait qu’à remplir l’espace que le temps avec éclairci. C’était aussi un moyen de lui échapper un peu, juste quelques secondes. Parce qu’elle savait bien ce que regard voulait dire. Que c’était son tour de parler. Et il était hors de question de dire n’importe quoi.

Les mots, elle les aimait quand elle pouvait les écrire. Quand elle pouvait les méditer des heures, les barrer, les raturer, les brûler, recommencer. Dans une conversation ce n’était jamais le cas. Dans une conversation on n’avait qu’une seule chance. Harmony n’était pas la plus éloquente. Généralement elle disait ce qui lui passait par la tête, sauf sur quelques sujets pour lesquels chaque virgule était contrôlée. Du moins autant qu’elle le pouvait. Elle regrettait souvent ses mots et en particulier leur maladresse. Seulement, elle tenait rarement assez aux gens pour s’excuser ou pour avouer qu’elle s’était mal exprimée.

- T’as pas été con. Elle refusait qu’il croie une chose pareille et son ton, comme souvent, ne souffrait pas de contradiction. T’as géré un truc difficile comme t’as pu, et t’es même encore là pour en parler. On va cacher ça, t’inquiète pas. Mais c’est pas une trace de connerie, c’est la trace d’un truc que t’as surmonté, c’est la trace de ta force ça, Célian.

Des mots qu’elle serait bien incapable d’accepter à propos de son dos, mais qu’elle pensait tout de même très sincèrement au sujet de son ami. Elle ne comptait certainement pas demander ce qui l’avait rongé, comme il l’avait dit plutôt. Parce qu’elle n’avait pas envie qu’il demande ce qui était arrivé à son dos exactement non plus. C’était sûrement quelque chose, encore, qu’ils pouvaient comprendre tous les deux. Cette espèce de pudeur.

Elle soupira en se disant que c’était sûrement le moment où il espérait en entendre davantage sur elle, et pas juste sa réponse à ce qu’il avait dit. Parce qu’elle savait que c’était ça aussi les confessions. Un genre de « œil pour œil, dent pour dent ». Do ut des.

- J’aurais voulu tatouer mon dos aussi, finit-elle par avouer en mettant en marche la machine, désormais prête à attaquer la partie la plus importante du programme. Mais la cicatrice est trop…

Trop importante, trop étendue, trop en relief, trop granuleuse, trop boursoufflée, trop laide, trop sensible. Trop. Elle ne termina pas sa phrase, bien incapable de choisir le qualificatif qui collerait le mieux, laissant ça à l’imagination de Célian.

- Du coup je peux pas.

Elle lança un regard entendu à son ami avant de poser pour la première fois l’aiguille sur sa peau marquée. Certaines personnes se faisaient tatouer pour ressentir ça, cette douleur du tatouage qui leur permettait parfois justement de ne pas se faire de mal à eux-mêmes. Elle se demandait si Célian le faisait aussi pour ça, ou pas du tout. Jamais elle n’aurait osé poser la question. Elle commença à s’appliquer sur sa peau. Parfaite excuse pour ne plus avoir à croiser son regard.

- Quand j’étais petite, en primaire, je devais aller à la piscine. Une mère d’élève a demandé à mon père de pas me laisser venir, parce que la brûlure faisait peur à sa fille.

Elle n’avait pas choisi d’avoir cette trace. Mais elle était là. Et ces deux phrases expliquaient à elles seules le complexe terrible, le fardeau qu’elle représentait. Harmony avait toujours peur du dégoût qu’elle lirait dans les yeux des autres, et de leur pitié. Elle n’avait jamais assumé cette partie de son corps et de sa vie parce que dès son plus jeune âge on lui avait appris à la cacher. Parce que son père, ne sachant pas quoi faire et voulant éviter que sa fille ne devienne la cible de moqueries en plus du reste, l’avait effectivement retirée des cours de piscine. C’était la seule fois de sa vie qu’Harmony avait porté un maillot de bain, et elle n’avait jamais appris à nager. C’était une confession bien plus facile à faire, cependant, que de parler de l’origine de cette marque maudite. Harmony se tut après avoir dit ces quelques mots.

Elle n’avait pas envie de faire pitié à Célian. Elle le disputerait si c’était ce qu’elle sentait dans sa réponse. Mais en ayant vu que le bord, il était forcément loin de se douter d’à quel point le reste était laid. Et elle n’avait pas envie qu’il commence par lui dire que ce n’était pas si horrible. Parce que ça l’était. Elle en avait eu la preuve toute sa vie.

Harmony ne répondit rien aux paroles de Célian concernant ses cicatrices sur les bras. Elle pouvait comprendre son point de vue, un peu trop même pour avoir envie de défendre le sien. Elle avait géré ses problèmes autrement - si on pouvait appeler ça gérer - et elle n'aimait pas qu'on vienne la féliciter de sa sobriété plutôt forcée ou encore moins pour ce qu'elle faisait pour Mira. Elle n'avait pas le choix, pas d'autre choix que de réparer ses conneries et de s'appliquer à faire quelque chose de mieux de sa vie que ce qu'elle en avait fait ces onze dernières années. Célian ne voyait pas de force dans des marques qu'il s'était infligées lui-même, elle n'en voyait pas dans le fait de surmonter ses addictions non plus. C'était difficile mais c'était de sa faute et elle ne pouvait s'en prendre qu'à elle-même. Ils se comprenaient.

C'était peut-être en partie ça qui la poussa à se révéler un peu, elle qui était habituellement si avare en paroles quand ça concernait sa vie. Ce moment un peu suspendu, propice aux confidences qu'on ne faisait jamais. Elle ne dit pas grand-chose Harmony, juste deux phrases qui pourtant résumaient trop bien sa vie. Célian soupira, il avait l'air en colère quand il répondit mais d'après elle les limites de leur compréhension commune étaient là. Il ne pouvait pas savoir que ce qu'elle cachait sous ses vêtements si jalousement aurait pu provoquer les pires cauchemars à des enfants, il n'en avait vu qu'une parcelle. Ce n'était pas une question de voir l'inconnu ou quoi que ce soit du genre. Il n'imaginait pas tout le dégoût et toute l'horreur qu'elle avait pu lire dans des yeux bien adultes qui auparavant la regardaient avec envie et désir. Il n'imaginait pas ce que ça pouvait faire sentir quelqu'un éviter soigneusement de toucher cet endroit, non pas par crainte de lui faire mal mais seulement par détestation. Il n'imaginait pas toutes les questions, toutes les remarques, allant parfois jusqu'aux insultes comme lorsque Gemma avait dit qu'on croirait que quelqu'un lui avait roulé dessus.

« Si tu pouvais la couvrir, ce serait pour toi, ou pour le regard des autres ? »

Elle avala sa salive, n'osant pas croiser son regard, concentrée qu'elle était sur son travail pourtant bien loin de nécessiter autant de précision que d'habitude. Les deux choses étaient différentes mais dans le coeur d'Harmony elles se mêlaient allègrement. Si elle pouvait s'épargner le regard terrible des autres, elle le ferait sans hésiter. Un dos recouvert d'encre ferait disparaître une partie du problème mais elle savait que même en le recouvrant de noir il y aurait encore le toucher de sa peau boursouflée, gondolée, marquée par les greffes de peau et les stigmates de l'eau bouillante. Même ça, ça ne réglerait pas le problème. Rien ne le réglerait jamais. Parce qu'il n'y avait pas que le regard des autres et leurs mains. Il y avait les yeux acérés d'Harmony. Comment supporter de vivre avec un souvenir pareil ? Avec une trace immonde qui vous rappelait jour après jour que votre mère vous a détesté au point de vouloir vous ôter la vie ? Elle n'avait même pas besoin de voir la cicatrice, de toute façon. La sensibilité exacerbée de cette peau fragile se rappelait à elle tous les jours. Trop chaud, trop froid, un léger coup qui semblait résonner dans son être comme si on avait tenté de la poignarder, une faiblesse et une vulnérabilité qu'elle ne pourrait jamais oublier. Tout ça pour quoi ? À cause de quoi ? De la démence d'une mère qu'elle préférait faire passer pour morte depuis longtemps. Dont elle n’assumait ni les torts ni le destin.

- Les deux.

Elle n'avait pas envie d'expliquer. Pas envie de lui dire qu'il ne pouvait pas imaginer à quel point c'était affreux, pour l'entendre la contredire. Les gens croyaient tous qu'ils supporteraient la vue de sa brûlure mais très rares étaient ceux pour qui ça ne changeait vraiment rien, en dépit de leurs efforts pour le cacher. Il n'y avait guère que Ace, en fait, qui avait passé le test avec succès jusqu'à présent. Peut-être parce qu'il avait eu 18 ans pour se préparer au moment où il verrait enfin ce dont elle n'avait parlé qu'à demi-mots. Elle n’ajouta rien, à part un léger « C’est rien » quand Célian la remercia. Ce n’était pas grand-chose, ils n’avaient fait que saisir une opportunité pour alléger un de ses soucis, ça ne coûtait qu’une sortie d’aiguille et un peu d’encre. C’était toujours mieux que la soirée déguisée dont ils s’étaient échappés ensemble.

- Hmmm ? Laissa-t-elle échapper avant de relever la tête quand elle entendit son prénom, ses yeux se posant rapidement dans ceux de Célian alors qu’elle terminait de s’occuper de son bras, ayant essuyé le trop plein d’encre avec un morceau d’essuie-tout pour s’assurer qu’elle n’avait rien omis.

La demande de Célian lui faisait de la peine. Il n’était pas évidemment d’être confrontée à toute cette détresse, et même si cela lui arrivait régulièrement avec ses clients c’était encore bien différent quand il s’agissait d’amis. Harmony n’avait jamais été très douée pour réconforter qui que ce soit en plus de ça, mais heureusement ce n’était pas ce que Célian semblait chercher auprès d’elle.

- Bien sûr, dit-elle sobrement, d’un ton qu’elle voulait un peu détaché pour ne pas ajouter à la pesanteur du moment. Elle recouvrirait volontiers tout ce qu’il y avait à recouvrir pour lui. Elle n’était pas comme Eden, pas aussi douée sur les cicatrices, elle n’en avait pas fait sa spécialité. Mais les recouvrir d’encre noir, c’était largement à sa portée. Et si ça permettait en plus de ça à Célian de se sentir mieux, et de ne pas avoir à se dévoiler à un inconnu, alors ça en valait doublement la peine. Attends, je vais désinfecter ça.

Si elle avait su elle aurait tout préparé d’un coup, tant pis. Elle posa sa machine sur son plan de travail soigneusement stérilisé, avant de récupérer du coton et le désinfectant pour passer au second tatouage de la soirée. Elle ne précisa toujours pas que ça pourrait être froid, c’était beaucoup trop évident n’est-ce pas ? A vrai dire, Harmony ne savait pas tellement quoi dire. Tout semblait assez insignifiant face à ce qu’ils avaient déjà partagé.

Elle se demandait ce que Célian pensait d’elle. Ce qu’il imaginait sur elle. Il savait désormais qu’elle cachait une brûlure affreuse qui défigurait son dos, comment pensait-il que c’était arrivé ? La plupart des gens imaginaient un incendie, et quand ils apprenaient le « décès » de sa mère, ils faisaient le lien et tout semblait évident. Pourtant ce n’était pas ça. Est-ce qu’Harmony se sentait coupable de les laisser foncer cette fausse piste ? Pas une seule seconde. C’était un mensonge qui l’avait protégée toute sa vie.

- Tu sais… Je suis touchée de ta confiance.

Et elle espérait qu’il l’était aussi de la sienne, parce qu’il n’y avait que très peu de ses amis qui en savaient autant que lui, qui en avaient vu autant que lui. Se dévoiler à des inconnus qu’elle ferait tout pour ne jamais revoir, c’était largement plus facile que de prendre le risque de voir un regard empli de pitié se poser sur elle jusqu’à la fin de ses jours.

- Et si je peux faire quoi que ce soit de plus, hésite pas.

Célian n’était jamais aussi calme que ce soir. C’était bien la preuve qu’il se jouait là quelque chose de particulier, entre ces quatre murs ce soir, dans ce silence seulement meublé par le son faible de l’enceinte. Il était plus agité que ça, plus enthousiaste d’habitude, un peu plus dispersé surtout. Célian avait toujours été du genre à avoir de l’énergie à revendre et le maintenir assis sur un fauteuil de tatouage relevait parfois du véritable défi. Mais Harmony comprenait. Même si le silence n’était pas lourd, il portait en lui le poids de leurs confessions. C’était ce poids là qui devait le forcer à rester assis dans un genre de solennité qui ne leur ressemblait pas vraiment alors qu’Harmony continuait sa tâche.

« Tu en as déjà fait beaucoup. Il n’est pas exclu que j’ai à nouveau besoin de faire ça, un de ces jours. Mais ça devrait aller, pour les quelques prochaines années. »

Elle rit un peu. Oui, il devrait être tranquille un moment, elle s’était appliquée et l’encre n’était pas du genre à s’évanouir bien vite. Il faudrait quelques années avant que la couleur ne s’affadisse, mais à vrai dire ce n’était pas que de ça qu’Harmony parlait. Son aide était peut-être un peu ridicule, peut-être qu’au fond il ne voyait pas l’utilité de lui parler davantage ou l’intérêt de lui demander autre chose, mais elle était prête à le soutenir d’une autre manière s’il en avait besoin. Elle n’était juste pas très douée pour ce genre de proposition. Heureusement que Célian n’était pas du genre à pleurer en réclamant qu’on le prenne dans les bras, parce que c’était typiquement les situations qu’Harmony serait bien en peine de gérer. Elle avait toujours eu l’habitude de mettre une certaine distance entre elle et les autres, ce qui ne les poussait pas vraiment à la confidence en temps normal. Rares étaient les gens qui venaient chercher du soutien auprès d’elle. Peut-être savaient-ils qu’elle n’était pas la meilleure personne pour ça.

. « Et c’est totalement réciproque tu sais, tu peux compter sur moi, si je peux faire quelque chose pour toi en échange, j’aimerais beaucoup pouvoir être là pour toi, comme tu l’as été ce soir. »

Elle lui sourit, mais que répondre ? Célian ne pouvait rien pour elle, personne ne pouvait rien pour elle. Personne ne pouvait changer le passé, et personne ne pourrait affronter ses démons à sa place. Elle avait bien trop pris l’habitude de se débrouiller seule pour entrevoir les possibilités, pour avoir la moindre idée de ce qu’il pourrait faire pour elle, pour envisager qu’il soit une oreille attentive et qu’un jour où l’autre sa compagnie puisse la soulager. Elle ne fonctionnait pas comme ça. Elle tassait les problèmes au fond de son âme tant qu’il y avait de la place. Elle avait noyé le reste dans l’alcool et fait taire la souffrance de sa maladie dans la drogue quand la médecine l’avait abandonnée. Les remèdes pires que les maux. Mais surtout, surtout, dans un silence assourdissant, dans une solitude travaillée. Les gens ne pouvaient pas vous laisser tomber si vous ne les laissiez pas approcher tout d’abord. Brillant n’est-ce pas ?

- Emmène moi récupérer ma moto tout à l’heure et ce sera parfait, répondit-elle avant de rire un peu, contente de trouver de quoi détendre l’atmosphère et revenir vers un terrain qui lui ressemblait davantage.

Célian semblait sur la même longueur d’ondes, et elle rit à nouveau quand il demanda ce que ça faisait de tatouer un Men in Black. Maintenant qu’il avait dû ôter la moitié de son déguisement pour passer sous ses aiguilles, la ressemblance était encore moins flagrante. Il fallait dire qu’il était venu en costume, et qu’il n’avait pas tellement pris la peine de faire des références au film qu’il avait choisi de représenter.

- Et toi, qu’est-ce que ça te fait de te faire tatouer par la grande Trinity ?

Enfin, elle aurait peut-être dû lui dire Catwoman parce qu’aux dernières nouvelles il n’avait pas reconnu son costume, pas même avec le grand manteau et les lunettes de soleil.

- Je devrais peut-être m’inquiéter que t’effaces ma mémoire avec ton stylo ? Elle espérait qu’il avait au moins une vague idée de ce qui se passait dans son film, sinon elle allait vraiment passer pour une idiote avec ses tentatives de blagues. Quoique. Il y avait un certain nombre de choses qu’elle effacerait sans la moindre hésitation si l’opportunité se présentait. La vie serait si douce, sans le souvenir de sa mère la trempant dans la casserole, sans le souvenir de ces gens dégoûtés par sa peau, de la disparition de son père, de l’amour qu’elle vouait à l’alcool et au reste. Son visage se ferma un instant, avant qu’elle réalise qu’elle s’était piégée elle-même avec sa question pourtant pleine d’humour au départ. Ou que tu me renvoies sur ma planète ?

Elle passa son essuie-tout imbibé contre le bras de Célian pour ôter l’encre coulée qui l’empêchait de s’assurer de la qualité de son travail, mais ce fut bientôt un air satisfait qui se lut sur son visage.