Flora était pressée. Elle qui ne rechignait jamais à faire quelques heures supplémentaires habituellement, elle qui s’était déjà retrouvé coincée au travail même les mardis soirs – le jour qu’elle réservait à sa sœur jumelle – la voilà qui quittait le bureau parfaitement à l’heure ce mercredi, sous l’oeil presque surpris de son patron qui pourtant ne lui dit rien. Il sentait bien une baisse de motivation, ces temps-ci. Flora aurait sans doute dit que ce n’était pas le cas s’il le lui avait demandé, mais elle savait que c’était vrai. Depuis que Cassiopéa lui avait rappelé qu’elle pouvait encore changer de métier, qu’elle n’était pas obligée de poursuivre dans la voie que leur père adoptif avait tracée pour elle, Flora avait commencé à envisager certaines options. Rien de bien concret pour le moment, évidemment. Elle aurait besoin de temps pour se décider. Mais la graine était semée, elle était là, l’idée, au fond de son esprit.

Flora conduisit jusqu’à l’est de la ville, et gara sa voiture comme elle le put lorsqu’elle approcha de la villa de Justus. Elle n’était pas certaine de ne pas s’être trompée d’adresse à vrai dire, mais elle faisait confiance à son GPS alors… La demoiselle sortit de la voiture. Dans un tailleur noir très chic, avec une paire de talon comme lorsqu’il l’avait rencontrée la première fois. Elle n’avait pas prévu de monter à une échelle ou un escabeau aujourd’hui, alors ça ne devrait pas poser problème pas vrai ? Elle sourit en y repensant, alors qu’elle récupérait l’étui de son violon et son sac à main dans sa voiture avant de marcher jusqu’à atteindre le portail qui barrait l’entrée d’une immense villa.

Flora n’était jamais entrée dans une habitation de ce genre aux Etats-Unis, elle occupait actuellement un appartement qu’elle partageait avec sa sœur et son frère. Mais en Italie… Elle se souvenait de la sublime maison dans laquelle elle avait grandi. C’était un autre genre de bâtiment, mais qui en imposait aussi. La mafia se montrait généreuse avec ceux qui la servaient bien, même s’ils avaient généralement le bon sens de ne pas trop l’étaler. Elle n’avait jamais été à plaindre, mais là c’était un autre niveau. La villa de Justus était… Gigantesque. Est-ce qu’il vivait là tout seul ? Combien de pièces y avait-il ? A chaque pas qui la rapprochait du portail ses yeux s’écarquillaient un peu plus. Il n’y avait même pas que la villa, il y avait le terrain autour… Est-ce que ça suffisait à se garantir une certaine intimité ? Elle en doutait un peu. Après tout, il avait mentionné un garde du corps. Quoique, il ne devait quand même pas le suivre jusque chez lui pas vrai ?

Elle se racla la gorge et recoiffa ses cheveux blonds par réflexe avant d’appuyer sur le bouton de l’interphone. Elle avait été surprise que Justus l’invite. Elle l’avait recroisé quelques fois à la messe et ils avaient discuté, mais ils ne s’étaient pas envoyés de message depuis leur vente de charité et Flora avait fini par se dire qu’il avait lancé l’idée de jouer ensemble comme ça, en l’air, avant de la trouver mauvaise. Elle ne lui en aurait pas voulu. La surprise de recevoir son message et son invitation était excellente, la demoiselle en était ravie. Elle se sentait assez intimidée néanmoins. Elle n’était pas certaine d’avoir le niveau pour jouer avec une star, même s’il disait que ce n’était que pour s’amuser. Et en plus de tout ça, il l’avait invitée chez lui, en lui donnant son adresse. C’était une sacrée preuve de confiance, quand on avait autant de fans que lui. Elle avait remarqué, d’ailleurs, que le nombre de ses abonnés instagram avait grandement augmenté depuis qu’il l’avait suivie. Ça lui avait vraiment fait bizarre.

Le portail s’ouvrit rapidement et Flora reprit sa marche jusqu’à l’intérieur, son sac à main ainsi qu’un tote bag à l’épaule et son étui à la main. Elle sursauta en entendant la porte se refermer après elle, un peu surprise que le délai soit si court même si c’était plus que logique. Heureusement, la silhouette de Justus se dessina rapidement dans l’encadrement et la demoiselle lui adressa un grand sourire timide. Comme toujours.

Ils étaient bien mal assortis, à les regarder comme ça, d’un œil extérieur. Lui, un peu décoiffé, dans une tenue parfaitement décontractée, alors qu’elle était tirée à quatre épingles : tailleur, chignon, talons. Il fallait dire qu’ils n’exerçaient pas vraiment le même travail. Elle ne serait probablement pas venue dans cette tenue si elle avait eu le temps de rentrer chez elle se changer avant de venir. Mais elle avait eu trop hâte de rejoindre son ami. Elle rougit un peu en l’entendant prononcer son prénom, visiblement ravi de la trouver là. A quoi s’attendait-il ? Elle était bien trop polie pour poser un lapin à qui que ce soit.

 « Entre, je t’en prie … et bienvenue ! »

Il lui fit signe d’entrer et c’est ce qu’elle fit sans poser de questions, se contentant de simplement lui répondre.

- Bonsoir Justus, merci de me recevoir.

Elle sourit plus largement quand il lui dit qu’il était content qu’ils aient pu se voir aussi rapidement. C’est vrai qu’elle n’aurait pas pensé qu’il aurait du temps libre aussi vite et encore moins qu’il ait envie de le passer avec elle, même s’ils étaient amis. Enfin, il avait eu l’air assez surpris quand elle l’avait décris comme tel dans ses messages, alors elle se disait qu’elle avait peut-être été un peu vite en besogne. Peut-être que les américains avaient besoin de plus de temps que les italiens pour se dire amis ? Il avait beau expliquer que c’était seulement parce que ça ne lui était pas arrivé depuis longtemps, Flora ne pouvait jamais s’empêcher d’imaginer qu’elle avait fait quelque chose de mal. Une culpabilité lancinante qui trouvait toujours un objet sur lequel se poser.

- Moi aussi, je suis vraiment contente. Sa voix était un peu moins expressive que celle de Justus, mais ce n’était pas étonnant quand on connaissait l’étendue de sa timidité. Néanmoins elle souriait, et on voyait dans ses yeux que c’était tout à fait sincère.

L’intérieur de la villa était aussi impressionnant que l’extérieur mais Flora se retint de dire quoi que ce soit à ce sujet. Elle avait promis à Justus qu’elle ferait tout son possible pour qu’il soit seulement Justus, juste Justus quand ils passaient du temps ensemble. Lui rappeler sans cesse son emploi du temps de ministre ou l’étendue de ses différences avec le commun des mortels ne semblait pas très constructif ni utile pour atteindre ce but. A la place, elle fit maladroitement glisse les anses de son tote bag en bas de son épaule pour s’en débarrasser en le tendant timidement à Justus.

- Tiens, je n’allais quand même pas venir les mains vides.

Ça faisait partie de son éducation ! On ne se présentait jamais chez des hôtes sans leur apporter un présent. Dans le tote bag, Justus pourrait trouver des pâtisseries soigneusement emballées. Des pasticciotti que Flora avait fait elle-même, une spécialité d’Italie, et plus précisément de la région dont elle était originaire. Elle espérait que Justus aimerait ça. C’était le dessert (ou le goûter) qu’elle maîtrisait le mieux, elle en cuisinait souvent pour le brunch dominical qu’elle partageait avec sa fratrie.

Mal à l’aise devant l’étendue du lieu, Flora resta sagement dans l’entrée, prête à suivre son guide.

Justus avait l’air particulièrement emballé par ce que Flora avait apporté, ce qui la fit sourire un peu plus largement encore alors qu’elle le regardait ouvrir le tote bag avec une certaine impatience et une curiosité qui faisait plaisir à voir. Elle avait un peu peur qu’il soit déçu en n’y découvrant que des pâtisseries. Elle avait voulu lui faire plaisir, mais que pouvait-on offrir à quelqu’un qui avait sûrement déjà tout ? Elle aurait pu ramener du vin, mais il était évident qu’il pouvait avoir toutes les bouteilles qu’il voudrait en un claquement de doigts. Pareil pour des chocolats. Alors elle s’était décidée pour quelques pâtisseries qu’elle savait difficiles à trouver ici – surtout si on les voulait préparées de manière aussi authentique. Et puis, en les faisait soi-même, on s’assurait que le cadeau soit unique. Voilà quelque chose qui ne s’achetait pas, des pasticciotti de Flora, à la rigueur on pouvait simplement lui en réclamer.

- Je t’en prie, j’espère qu’ils te plairont ! Répondit-elle quand il la remercia, avant d’ajouter pour répondre à sa question… Oui, c’est fait maison.

Flora, bien qu’elle ne l’avouerait pas elle-même évidemment, était une excellente cuisinière. Depuis son arrivée à Monterey elle avait passé des heures derrière les fourneaux à recréer ici les délices de sa terre natale qui manquaient à toute sa fratrie. La cuisine c’était de l’amour, c’était bien quelque chose que sa famille lui avait transmis. Ils se réunissaient déjà tous les dimanches, là-bas, autour de bons petits plats, à discuter pendant des heures et à seulement profiter de pouvoir passer du temps ensemble. Cuisiner, c’était offrir un peu de son temps à quelqu’un et montrer qu’on ne lui souhaitait que du bien, en quelque sorte.

Justus lui fit signe de le suivre et Flora ne se fit pas prier, ses talons claquant un peu contre le sol même si elle faisait de son mieux pour étouffer ce bruit en marchant doucement. Elle n’aimait pas attirer l’attention comme ça, mais dans les grandes pièces avec peu de mobilier tout résonnait toujours beaucoup trop facilement. Tout ici avait l’air démesuré, les proportions des pièces, leur nombre aussi. Flora se sentait toute petite, presque un peu écrasée par l’architecture. Même si elle avait énormément d’argent, ce n’était pas le genre de demeure qu’elle souhaiterait acheter. Elle aimait les pièces un peu plus petites, presque un peu encombrées, ça lui rappelait son enfance.

 J’peux directement te montrer là où je joue … où on peut jouer ! »

Entrer chez quelqu’un, c’était découvrir un peu de son intimité, et de sa personnalité. Pourtant, la ville ne donnait pas à Flora l’impression de refléter juste Justus. Elle se demandait si les stars décoraient eux-mêmes leurs maisons. Peut-être que s’ils en avaient plusieurs, ils n’avaient pas de temps pour ça ? Elle se demandait qui avait pu croire que ce genre d’endroit ferait se sentir qui que ce soit à son aise, mais elle ne commenta pas, encore une fois. Peut-être que Justus était absolument fan de sa maison, il en avait bien le droit et ce serait même une excellente chose. Flora avait simplement des goûts esthétiques différents. Ils traversèrent un long couloir qui semblait sans fin jusqu’à arriver dans une pièce plus petite.

Ici, pas de hauteur sous plafond démesurée, pas d’étalage de peintures, pas d’exposition artistique. Ce n’était pas très étonnant : tout ceci nuirait beaucoup à l’acoustique n’est-ce pas ? Elle regarda Justus poser les pâtisseries sur la table de mixage – chose qu’elle n’aurait jamais osé faire de peur que des miettes ou du gras ne finissent sur un équipement aussi cher. Mais peut-être que pour Justus, cette considération n’en était pas vraiment une. Elle se tenait timidement debout, près de la porte, ses yeux découvrant la pièce pendant que Justus indiquait que c’était son endroit favori, plus cosy que le reste, et elle ne pouvait que le comprendre. Si toute la villa ressemblait à l’entrée et au couloir qu’elle avait vu, elle pouvait d’ores et déjà annoncer que c’était son endroit préféré aussi.

 « Tu veux boire quelque chose ? J’dois avoir quelques sodas ou de l’eau ? »

Elle allait lui répondre quand il haussa les épaules et reprit, ce qui la poussa à se taire jusqu’à ce qu’il termine. Elle n’aurait jamais voulu l’interrompre.

« J’ai perdu mes bonnes manières … un peu … mais le principe, c’est que mes amis se sentent ici chez eux alors hésite pas à te mettre à l’aise, ce sera plus simple » 

Evidemment, c’était le genre de consignes qui étaient difficiles à appliquer quand on était aussi timide que Flora mais elle hocha la tête en souriant, se jurant de faire de son mieux.

- Merci beaucoup. Je veux bien de l’eau, s’il te plaît. Ce n’était pas qu’elle n’aimait pas le soda, mais s’ils mangeaient ses pâtisseries, elle savait qu’elle aurait soif et qu’elle voudrait quelque chose de désaltérant.

Flora s’approcha timidement de la chaise la plus éloignée, la plus petite, la plus cachée presque, et y déposa soigneusement l’étui de son violon. Elle ôta son blazer noir également, avant de le mettre sur le dossier avec toujours beaucoup de délicatesse. Un peu nerveuse à vrai dire. Elle n’avait jamais joué dans un endroit qui semblait si… Professionnel. C’était normal : c’était le métier de Justus après tout. Mais difficile, face à tout ce matériel de pointe, de se persuader encore une fois que ce n’était que pour s’amuser, qu’elle ne serait pas ridicule face à lui. Est-ce qu’ils avaient quoi que ce soit en commun à jouer, déjà ? Elle regrettait de ne pas lui avoir demandé à quels morceaux il pensait, juste au cas où elle aurait dû en apprendre d’autres… Mais Flora, encore une fois, avait tendance à se sous-estimer. Elle était au fond une remarquable violoniste que les heures de travail n’avaient jamais effrayée. Seulement, comme toujours, elle ne voyait jamais que ses erreurs et non ses accomplissements.

Ne sachant pas que faire et ne voulant pas paraître trop mal à l’aise, elle décida d’ouvrir l’étui et de préparer son instrument. Qu’ils jouent tout de suite ou non, c’était toujours une bonne chose de faite, pas vrai ? Au moins, elle n’avait pas croisé de garde du corps. Elle se liquéfierait sûrement sur place s’il en apercevait un.

- Oh, c'est parfait merci !

Flora appréciait autant l'eau plate que l'eau pétillante, mais elle savait que cette dernière était beaucoup plus difficile à trouver ici qu'en Italie. Elle n'aurait jamais eu l'idée de réclamer quelque chose d'aussi exigeant, et à vrai dire elle se serait même plutôt attendue à un verre d'eau du robinet qu'à une bouteille tout droit sortie d'un petit réfrigérateur. Cette pièce semblait faire pour pouvoir y vivre en presque autarcie alors que la maison était immense. Elle n'imaginait pas quelle angoisse ça devait être de sortir de sa chambre pour aller chercher à boire au milieu de la nuit cela dit. Cet endroit était beaucoup trop grand à son goût et savoir qu'ils n'auraient probablement pas à en faire le tour avait quelque chose de rassurant - même si au fond la curiosité de Flora était piquée. Que se cachait-il dans toutes ces pièces ? Est-ce que ça ressemblait à ces catalogues de meubles qui pouvaient être des œuvres d'art à eux seuls ? Est-ce que cet endroit semblait vivant, d'une manière ou d'une autre ?

Flora se concentra plutôt sur son violon. Un cadeau de son père adoptif, un des seuls souvenirs qu'elle avait pu emporter d'Italie. Un violon qui valait très cher, car il était ancien et de bonne facture, et auquel elle tenait comme à la prunelle de ses yeux.

« C’est fou comment c’est toujours impressionnant … »

Impressionnant ? Elle tourna le regard vers lui. De quoi parlait il ? Elle sentait son coeur battre la chamade. Elle espérait qu'il ne parlait pas de lui, elle espérait qu'il ne parlait pas de sa maison, elle faisait tout ce qu'elle pouvait pour ne rien relever, pour être la plus naturelle possible dans ces circonstances pourtant exceptionnelles ! Elle s'en voudrait de donner la mauvaise impression, de ne pas être une assez bonne amie pour lui. Elle s'en voudrait qu'il ne se sente pas juste Justus avec elle. Elle s'en voudrait qu'il regrette de l'avoir invitée. Ses yeux inquiets ne le quittèrent pas jusqu'à ce qu'il poursuive.

"Un musicien avec son instrument. C’est comme un magicien et son chapeau haut de forme. On ne sait pas ce qui va en sortir, mais on sait que ça va faire rêver. Y’a quelque chose que tu aimes bien jouer ? Un morceau en particulier peut-être … »

Le regard inquiet de Flora s'adoucit un peu mais sa timidité, elle, était toujours bien là. Faire rêver ? Elle n'était franchement pas certaine de savoir faire ça, elle. C'était son domaine à lui, c'était lui le véritable artiste ! Alors qu'elle empoignait délicatement son violon elle avait l'impression de ne plus savoir jouer la moindre note, les mains un peu moites à cause du stress. Est-ce que ça allait vraiment se produire ? Est-ce qu'elle allait vraiment jouer devant et avec le grand Justus Hampton ? Non. Devant et avec Justus. Juste Justus. Elle lui rendit son sourire.

- Je joue surtout de la musique classique...

Elle connaissait des tas de partitions par coeur, des tas de morceaux, de compositeurs différents. Bien sûr, elle avait aussi appris des morceaux plus récents : de la musique de film, quelques morceaux de pop ou de rocks qu'elle avait aimés... Et il était possible qu'elle ait pris le temps d'écouter un peu plus la musique de Justus, maintenant qu'il était son ami. Il était possible qu'elle ait pris la peine d'arranger un cover d'un de ses morceaux, juste pour être certaine qu'ils auraient au moins une chose à jouer ensemble. Elle ne doutait pas une seule seconde de ses talents de musicien, et de ses talents d'adaptation ! Mais peut-être n'avaient ils simplement pas les mêmes goûts ? Flora prit une minute pour accorder son violon avant de reprendre.

- Et toi ?

Elle se sentit soudainement idiote. Il composait de la musique, lui, ça donnait déjà toute une idée de son répertoire ! Les joues de Flora étaient pivoines, elle détourna le regard pour le poser ailleurs, sur n'importe quoi dans cette pièce qui lui permettrait de ne pas croiser les yeux de Justus. Même si elle savait qu'il était gentil et très différent de l'image que les réseaux renvoyaient, elle ne pouvait pas s'empêcher de craindre qu'il se moque de sa bêtise. Ce n'était pas contre lui. Elle se sentait comme ça avec tout le monde. Elle cherchait des yeux ses instruments à lui. Est-ce qu'il jouait du violon aussi ? Il lui semblait que non mais elle n'était pas certaine de se rappeler correctement de tout ce qu'ils s'étaient dit à l'église.

- Pardon, j'imagine que c'était un peu bête comme question...

Ou peut-être pas, peut-être qu'il adorait tout un tas de morceaux dont elle ignorait jusqu'à l'existence, allez savoir. Mal à l'aise, elle ajouta quelque chose comme pour changer de sujet.

- J'ai appris un de tes morceaux...

Pourquoi avait-elle dit ça ? Qu'y avait-il de plus gênant que de jouer un morceau devant ou avec son compositeur original ? Pire, est-ce qu'il allait la prendre pour une groupie étrange alors qu'elle ne connaissait quasiment rien à sa musique ? Flora se mordit la lèvre. Décidément elle ne faisait que des gaffes ce soir, sans doute la fatigue de sa journée qui l'a rattrapait.

Flora se sentait submergée par sa bêtise, ce qui lui provoquait une honte certaine, bien loin de la mettre à l’aise. Pourquoi fallait-il toujours que la première chose qui lui vienne soit une idiotie ? Elle s’en voulait souvent de répondre « merci, à vous aussi » quand un serveur lui souhaitait bon appétit. C’était le même niveau de bêtise. La question lui avait paru très sensée au départ, puis quand elle avait dépassé ses lèvres elle s’était entendu la prononcer et elle avait changé d’avis. Heureusement pour elle, Justus ne semblait pas lui en tenir rigueur. Au contraire même.

 « Non non, pas du tout. Ce n’est pas du tout bête … c’est même plutôt cool comme question, je veux dire, que tu me le demandes. » 

Elle le regarda un peu en silence, alors qu’il s’approchait d’un coin rempli d’instrument et semblait tout naturellement saisir une guitare. Soulagée qu’il trouve ça cool. Et un peu gênée d’avoir sombré dans le préjugé pour cette fois. C’était logique, ce n’était pas parce qu’il composait qu’il ne jouait que ses musiques, où trouverait-il l’inspiration s’il n’écoutait que lui, s’il ne jouait que lui ? Elle sourit quand il mentionna qu’il jouait beaucoup de choses, mais pas tellement de classique. Il jouait d’instruments qui étaient un peu plus ouverts au registre contemporain, il fallait l’avouer. Mais peut-être que Flora n’était pas très objective. Elle avait pris des cours dans un conservatoire exigeant emprunt de l’aura de la musique classique italienne. Ses professeurs n’étaient pas vraiment tournés vers la musique actuelle, et c’était en suivant ses propres envies qu’elle avait fini par élargir ses horizons musicaux. Elle jouait d’autres choses, de nombreux autres morceaux que les classiques qu’elle avait mentionnés, mais c’était une telle part de son apprentissage que c’était toujours ce qui lui venait en premier quand on lui demandait ce qu’elle jouait. Le poids de l’habitude et de la tradition, comme toujours. Jusqu’à ce qu’elle se décide, craignant qu’ils ne trouvent pas de répertoire commun, à avouer qu’elle avait appris un de ses morceaux.

Une confession qui la mettait mal à l’aise. Elle avait écouté une bonne partie de la prolifique discographie de Justus. Elle n’avait pas tout aimé, ce n’était pas vraiment son style, même si elle n’oserait jamais le lui dire. Il y avait tout de même quelques morceaux, les plus tristes, qui avaient attiré son attention. Qui lui avaient plu. Dont un qu’elle avait travaillé. Elle n’avait pas trouvé de partitions en ligne, malgré la célébrité de l’artiste, alors elle avait sorti son bloc de feuilles remplies de portées, elle avait écouté encore et encore, en traçant les notes sur les lignes noires au crayon de papier – pour pouvoir gommer et recommencer, effacer les erreurs. Il en restait peut-être quelques-unes, ce n’était qu’une interprétation et ses années de cours de solfège ne pouvaient peut-être pas tout résoudre.

« Vraiment ? T’as trouvé quelque chose qui te plaisait … »

Ses joues n’allaient décidément jamais redevenir blanches, pas vrai ?

- Plusieurs, en réalité… Annonça-t-elle sans pour autant donner de titres, laissant le doute planer sur ce qui lui plaisait le plus ou le moins.

Après tout, il devait lui aussi avoir ses favorites, et elle n’avait aucune envie de dire quoi que ce soit qui le contrarie. Elle savait que ses goûts n’étaient pas forcément ceux de tout le monde. Que ce serait triste !

 « J’pense pas me souvenir d’avoir déjà entendu un des mes morceaux au violon … »

Flora n’avait pas besoin de croiser son regard pour deviner qu’il s’agissait là d’une invitation. Elle sentait toute la pression s’abattre sur ses épaules brusquement. Un sourire gêné sur le visage, elle posa à nouveau le violon dans l’étui, juste le temps d’en sortir quelques feuilles soigneusement pliées qu’elle installa sur un pupitre non loin du petit coin où elle s’était installée jusqu’à présent. Habituellement, elle jouait tous les morceaux qu’elle connaissait de tête. On lui avait appris à toujours les retenir, mais elle avait été très occupée et préparer son arrangement lui avait déjà demandé plus de temps qu’elle ne l’aurait cru. Nerveuse, elle attrapa à nouveau son instrument et son archet, se plaçant comme il le fallait. Elle fit sonner quelques notes d’une gamme qu’elle connaissait par coeur, autant pour se délier les doigts que pour vérifier l’accordage de l’instrument. Elle avait presque les mains moites, plus impressionnée que lorsqu’elle avait dû jouer sur scène avec le conservatoire. Flora prit une grande inspiration.

- Sois indulgent s’il te plaît, je ne suis pas une aussi grande musicienne que toi...

Elle se tourna un peu, juste assez pour ne pas risquer de croiser le regard de Justus. Elle se concentra sur ses partitions, ferma les yeux juste le temps de se décider, avant de les rouvrir et de se lancer. Ses doigts courraient sur le manche du violon, se déplaçaient habilement sur les cordes pour faire naître une mélodie qui ressemblait trait pour trait à celle de sa balade la plus triste. Le violon y donnait une autre dimension, un côté un peu plus solennel, un peu plus orchestral bien qu’elle soit seule. Elle avait aussi écrit quelques pistes pour un accompagnement, pour un duo de violons finalement, mais étant donné qu’elle était seule elle préférait se concentrer, reproduisant la ligne de chant pendant quelques instants…

Avant de basculer sur sa deuxième adaptation, alors que ses lèvres timides laissaient échapper un léger chant. Elle avait appris également, même s’il n’y avait guère qu’à l’église qu’on entendait sa voix en public. Flora avait toujours eu l’habitude de garder ses talents secrets.

Elle se tut quand elle eut fini. Et elle n’osa pas regarder Justus dans les yeux non plus.

La pression écrasait ses frêles épaules mais Flora tenait bon. Elle espérait que Justus apprécierait son interprétation de son morceau. Elle espérait qu’il aimerait le son de son violon, que sa voix ne lui casserait pas les oreilles. Flora savait chanter juste, elle avait un joli brin de voix d’ailleurs, mais elle n’était pas une star. Elle n’avait pas la même expérience que Justus, pas son niveau de professionnalisme. Jouer du violon lui était facile, le faire en chantant était un challenge plus inhabituel. Elle espérait néanmoins qu’il ne serait pas trop déçu. Ce devait être blessant, en quelque sorte, de composer, écrire, interpréter un morceau où on mettait tout son cœur, et de voir les autres le saccager. Elle fit de son mieux en tout cas. Parce que même si Flora était souvent freinée par sa timidité ou sa peur, elle se donnait toujours à cent pourcents. Toujours.

Quand elle eut terminé, elle laissa la dernière note de son violon retentir un peu plus longtemps. Immobile comme si elle attendait un verdict ou un coup de grâce. Quand le silence retomba dans la pièce, elle posa rapidement l’instrument dans son étui – sans pour autant le ranger – comme si elle devait se débarrasser d’un pistolet au canon brûlant après avoir tiré. Elle avait l’impression d’avoir couru un marathon tant son cœur battait vite. Il fallait dire que cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas joué devant un public, grand ou réduit. Quand elle s’entraînait elle se doutait bien que sa  jumelle et son frère devaient l’entendre, mais ils étaient rarement présents pour la regarder faire. Ils ne profitaient sans doute que de l’écho de l’instrument depuis une autre pièce. Pas comme Justus, qui l’avait vue et entendue tout à la fois, debout sur ses talons dans son tailleur noir, concentrée pour jouer et chanter sans quitter des yeux ses partitions bien étalées avec méthode sur le pupitre.

« Woh! Je ne m’attendais pas à ça … »

Flora finit par lancer un regard timide à Justus. Est-ce que le surprendre était une bonne chose ? Avec sa main dans les cheveux il semblait presque mal à l’aise. Etait-elle si mauvaise que ça ? Elle n’avait pas pensé l’émouvoir, pas pensé le toucher avec des mots et des notes qu’il connaissait par cœur et qu’il pourrait sans doute réciter jusque dans son sommeil.

 « je … woh ! Tu es parvenue à me mettre sans voix. »

… Quoi ? Flora croisa les bras sur sa poitrine, détournant les yeux en souriant. Elle n’avait pas pour habitude de recevoir ce genre de compliments au sujet de ses performances – pour cela il faudrait déjà que quelqu’un y assiste, n’est-ce pas ?

« C’est comme si tu leur avais donné le morceau d’âme qui leur manquait ... »

Elle avait le sentiment qu’elle allait fondre sur place. Elle avait les joues brûlantes, un soudain coup de chaleur à écouter un artiste aussi reconnu que lui dire quelque chose de ce genre. Justus, dire qu’il manquait un morceau d’âme à son propre morceau ? Dire qu’elle le lui avait donné ? C’était improbable. Ce devait être le rêve de tout un tas de personnes. C’était le signe de son immense humilité – une qualité que Flora avait tout de suite perçue chez lui quand ils s’étaient rencontrés et qu’elle appréciait énormément. Ça ne pouvait être que ça. Une trop grande modestie qui l’empêchait sûrement d’avoir la pleine de mesure de son talent, en même temps qu’elle l’empêchait sans doute de prendre la grosse tête. Et c’était peut-être là ce qui le rendait malheureux de ne pas pouvoir être juste Justus, d’ailleurs. Il ne se voyait pas comme la star que les autres voyaient en lui, ce qui faisait toute son authenticité autant que son décalage. Flora ne connaissait pas tellement d’autres célébrités, en-dehors de Caïn qui était très ami avec Cassiopéa sa jumelle. Elle se demandait dans quelle mesure il fallait savoir se détacher pour apprécier ce genre de prestige. Pendant un instant, aucun des deux ne regardait l’autre, chacun détournant les yeux vers le sol.

 « ça leur donne carrément plus de forme, plus de poésie … je sais pas, je suis … conquis. » 

Justus haussa les épaules comme si ce n’était rien, souriant comme s’il était simplement heureux d’avoir eu l’occasion d’entendre son morceau dans une autre perspective, et c’était peut-être le cas. Flora ouvrit la bouteille d’eau qu’il lui avait offerte et en but lentement une longue gorgée pour se donner une contenance, pour gagner un peu de temps pour trouver ses mots. Mais quand elle la referma, elle n’avait finalement décidé de ne faire que ce qu’elle faisait le mieux. Minimiser les choses.

- C’est très gentil, mais tu sais, c’est le violon qui fait tout…

L’instrument sonnait si merveilleusement bien en lui-même, Flora en était tombée amoureuse dès l’enfance. Elle ne pouvait que comprendre l’émotion qu’il procurait, d’autant qu’elle imaginait que Justus n’y avait pas recourt de manière habituelle dans sa musique. Elle l’aurait remarqué en écoutant ses morceaux, et elle aurait sans doute choisi d’en apprendre un qui contenait déjà un violon. Ça aurait été plus simple que de tout arranger elle-même. Sans doute un peu moins intéressant aussi, cela dit. Moins de challenge.

- Tu… Tu as déjà essayé de composer pour un violon ? Ou d’en ajouter à tes morceaux ? Demanda-t-elle avec une curiosité sincère.

Bien évidemment elle ne pensait pas à elle, ça n’effleurait pas son esprit une seule seconde, elle cherchait plutôt à savoir ce que Justus pensait de son instrument fétiche, comment il le percevait, s’il en était familier ou au contraire très éloigné. Mais surtout, Flora avait envie de détourner l’attention d’elle.

- Et toi… Tu me jouerais quelque chose ?

Elle avait bien envie de l’entendre, avant qu’ils ne se trouvent sans doute quelque chose à jouer ensemble. Elle ne lui demanda pas spécialement de chanter, ne réclama aucun style, rien de particulier. Elle avait envie d’entendre juste Justus, de découvrir ses influences et ses inspirations, peut-être même son morceau préféré du moment, quelque chose de sans doute plus intime que de lui demander de performer un de ses hits. Mais aussi sûrement moins demandé.

Flora avait essayé de se cacher derrière son violon, essayant de détourner les compliments de Justus pour les accepter à sa manière, ayant bien plus souvent l’impression de n’être que la dépositaire d’un message plutôt que son émettrice, comme si elle n’avait fait que laisser la musique s’exprimer sans y être pour rien elle-même. Il y avait des tas de gens qui jouaient mieux du violon qu’elle, et encore plus qui chantaient mieux. Elle ne doutait pas que Justus en connaisse un grand nombre, et à vrai dire elle ne voyait pas ce qu’il avait entendu de si particulier chez elle. Elle était ravie, émue, touchée de recevoir tant de compliments de sa part bien sûr. Mais Flora n’avait jamais rien vu chez elle d’exceptionnel ou de particulier, elle avait toujours cru être fade, normale, ordinaire, et s’en contenter. Son défunt fiancé s’en agaçait souvent. Il se plaignait toujours qu’elle ne puisse pas se voir comme lui, il la voyait. C’était un reproche qu’elle devinait aussi dans les paroles de sa jumelle, parfois. Justus pourrait passer des heures à lui répéter qu’elle avait sa part de responsabilité dans la réussite de ce qu’il avait entendu, elle n’y croirait pas davantage pour autant.

« Je me souviens d’une fois en avoir parlé, un début de projet … mais ça n’a jamais abouti. Les détails m’échappent, »

Elle hocha la tête en réponse. Les débuts de projets ne devaient sûrement pas avoir grand rapport avec ce qui en ressortait à la fin. Elle n’était pas une spécialiste du show-business, loin de là, mais il suffisait de se rappeler qu’il avait un garde du corps pour imaginer à quel point il était toujours entouré. Combien de personnes y avait-il dans son studio quand il enregistrait quelque chose ? Combien de personnes pour écouter le résultat et donner leurs avis ? Combien pour décider de sa tenue, de sa pochette d’album, des dates de ses tournées, du nombre d’interviews auxquelles il participerait ? Est-ce qu’il n’y avait pas de violon dans ses morceaux parce qu’il avait changé d’avis, parce qu’un violoniste lui avait posé un lapin, ou parce que quelqu’un, dans un bureau, avait décidé que ça ne se vendrait pas ? Flora n’en savait rien. Elle se contentait d’espérer que Justus avait un contrôle artistique total sur sa carrière. Parce qu’au-delà de poser des questions d’authenticité sur sa personne, comment supporter que quelque chose d’aussi intime que la musique soit finalement l’affaire de supérieurs à écouter ?

« J’ai jamais pensé à composer pour un violon, non, mais ça pourrait peut-être être une idée à creuser »

Flora rit un peu, persuadée au fond que cette idée n’irait jamais nulle part. Si ça ne s’était jamais fait jusqu’à présent, pourquoi ça changerait ? Parce qu’elle lui avait soufflé l’idée ? Elle n’avait pas tant d’influence, elle n’avait fait que poser une question concernant son instrument fétiche. Et jouer un arrangement à elle pour un ami. Flora, elle en avait bien assez fait pour le moment. Elle préférait passer le flambeau à Justus, lui demander de participer à son tour, de lui faire écouter quelque chose, n’importe quoi pourvu que ça lui fasse plaisir. Elle n’aurait jamais osé lui demander ça s’il ne l’avait pas invitée dans le but de jouer de la musique. Elle aurait laissé ça du côté de son alter ego célèbre, ne souhaitant pas prendre le risque de l’éloigner de l’anonymat qu’il réclamait tant. Mais puisque cette invitation tournait autour de la musique, qu’ils se trouvaient dans son studio… Elle pouvait demander non ?

« Heu - ouais je peux … »

Est-ce qu’il hésitait ou est-ce qu’il cherchait quelque chose ? Flora se sentait mal à l’aise d’avoir réclamé. Elle n’avait fait que suivre son envie et c’était peut-être égoïste, non ? Heureusement ça ne  sembla pas durer et Justus saisit à nouveau sa guitare, s’installant à son tour. Il avait l’air moins nerveux qu’elle, c’était normal, il faisait sûrement ça tous les jours ou presque lui, avec un public bien plus grand. Est-ce que ça faisait plus peur de remplir un stade que de jouer devant une seule personne, qui deviendrait alors la seule et unique réception de votre performance, la seule juge ? Flora n’en savait rien mais elle aurait aimé avoir l’avis de Justus. Elle ne le lui demanderait pas, néanmoins.

 « Je peux te jouer quelque chose … de moi mais que tu n’entendras sûrement nulle part ailleurs qu’ici »

Sa phrase l’avait intriguée. Quelque chose de lui mais qu’elle n’entendrait nulle part ailleurs ? Un morceau de son prochain album ? Un morceau abandonné ? Un morceau refusé, si du moins quelqu’un avait ce pouvoir ? Quelque chose qui n’était peut-être pas achevé ? Cette dernière hypothèse expliquerait pourquoi il lui demandait d’être indulgente face à lui, le seul professionnel des deux, celui qui n’aurait sûrement pas beaucoup d’effort à faire pour impressionner qui que ce soit.

Flora le regarder se caler un peu mieux dans son siège, restant absolument silencieuse alors qu’il commençait par poser quelques accords. Sa voix rejoignit bientôt la musique. Flora appréciait la voix de Justus. Elle préférait l’entendre ainsi, sans artifice, que sur un album. Elle avait toujours eu une grande préférence pour la musique live, c’était comme ça selon elle qu’on séparait les meilleurs artistes des autres. Justus faisait partie des grands, c’était certains et sa popularité en était une preuve indéniable. Mais il n’y avait rien, selon Flora, qui le criait plus que sa voix alors qu’il chantait seul avec sa guitare.

Ça ne ressemblait vraiment pas à ce qu’elle avait pu entendre de lui quand elle s’était intéressée à sa musique. C’était vraiment étonnant, et tellement beau. Tellement triste aussi. Flora aimait les chansons qui faisaient ressentir de vives émotions, et il s’avérait qu’il s’agissait généralement des plus tristes d’entre elles. Celle-ci était particulièrement bouleversante et semblait être l’expression d’un profond mal-être. C’était magnifique, bien sûr. Elle aurait pu ajouter ce morceau à ses playlists favorites sans hésiter, en temps normal.

Mais là c’était différent. Parce qu’elle avait en face d’elle la personne qui avait écrit ses paroles et que l’entendre les chanter de manière si juste, alors qu’elles avaient un sens si triste… C’était inquiétant. Troublant. Est-ce qu’il ressentait ça ? Cette mélancolie ? Quelle piètre amie serait-elle de ne pas s’en soucier, pas vrai ? Il rouvrit les yeux avec un sourire, mais le visage de Flora laissait apercevoir qu’elle était soucieuse. Laissant son violon dans son étui, elle s’approcha finalement de Justus, jusqu’à s’asseoir à côté de lui sur le canapé du studio.

- C’était vraiment magnifique Justus… J’ai beaucoup aimé, vraiment.

C’était sincère. Absolument honnête. Mais ce n’était pas le seul sentiment qu’il avait éveillé avec ce morceau.

- Je ne sais pas vraiment comment te dire ça mais… Est-ce que… Est-ce que ça va ? Je veux dire… Les paroles sont incroyables, mais elles sont si tristes… Et je voudrais pas que… Tu sais… Que tu n’oses pas en parler.

Combien d’artistes noyaient leur dépression et leur douleur dans la musique, mais ne l’évoquaient jamais plus en-dehors ? Combien de destins tragiques, quand on n’écoutait pas le cœur de ses proches ? Elle aurait voulu lui demander pourquoi il disait qu’elle n’entendrait jamais son morceau ailleurs qu’ici, mais elle avait le sentiment de toucher l’explication du bout des doigts. Et ça ne l’intéressait plus vraiment, maintenant. Ce qui comptait, c’était son ami.

Justus n’était habituellement pas si mal à l’aise avec elle, mais Flora reconnaissait que sa question avait de quoi l’ébranler. Elle aurait au fond espéré qu’il rie, qu’il se moque d’elle d’avoir cru quelque chose d’aussi stupide. Elle aurait voulu qu’il lui dise, en la regardant droit dans les yeux, qu’il allait bien et que cette chanson n’était qu’une tentative de se mettre à la place d’un autre. Mais elle avait reconnu l’authenticité dans ses mots, dans sa voix, elle avait bien senti qu’il pensait ce qu’il avait chanté, que rien de tout ceci n’était là pas hasard. Elle était honnête, Flora, quand elle disait qu’elle avait adoré ce morceau. Mais elle ne pourrait jamais l’écouter en sachant qu’il avait un fond de vrai pour l’ami qui l’avait composé. Elle ne pouvait que ressentir une inquiétude sourde pour lui, d’autant plus en le voyant tourné vers elle mais sans oser la regarder.

« Hm – aujourd’hui, ça va »

Aujourd’hui d’accord, mais tous les autres jours ? Flora prenait conscience de beaucoup de choses. Cette recherche, ce besoin de n’être que Justus, juste Justus comme il aimait à dire, ce n’était pas qu’un ras-le-bol de la vie de star. C’était sans doute sa réponse à un mal-être qu’elle touchait à peine du doigt avec ce morceau. Jusqu’où s’étendait-il ? Justus osa finalement la regarder mais son assurance n’était pas encore là, pas de retour.

« Disons que …  ouais, c’est pas vraiment le genre de chansons qu’on a envie d’entendre … mais c’est le genre de chansons qui me font du bien, de les écrire … »

Elle pouvait comprendre. Exprimer ses sentiments faisait toujours du bien, que ce soit en musique, en paroles, dans un journal, à un ami, ou même par la peinture, la sculpture ou n’importe quel art. Exprimer ses sentiments d’une manière ou d’une autre, c’était ce qui faisait qu’on parvenait à tenir bon. Flora s’était raccrochée à son violon comme à une bouée quand elle était arrivée à Monterey, peinant à faire le deuil de son fiancé arraché violemment et prématurément à elle, de sa vie passée en Italie, de son père. Mais elle avait remonté la pente, seulement touchée désormais par des accès de nostalgie, de tristesse et quelques cauchemars. Elle se reconstruisait avec le soutien de sa fratrie : son demi-frère Dario et sa jumelle Cassiopéa à qui elle pouvait tout confier. Est-ce que Justus profitait du même soutien ? Flora n’était pas certaine de pouvoir poser la question, ce serait peut-être indiscret, peut-être qu’il n’aurait pas envie de détailler.

. « Revenir à Monterey, s’éloigner du tumulte des grandes villes, c’était le but … un retour aux sources, au calme, pour aller mieux. »

Malgré le sourire qu’il lui adressait, l’inquiétude de Flora restait gravée dans ses prunelles. Elle ne doutait pas des efforts de Justus pour aller mieux, bien au contraire. Il prenait plus de temps pour lui – c’était ce qu’il avait dit en tout cas – il avait choisi Monterey, il venait à l’église et pouvait au moins tourner ses interrogations et ses doutes vers le Seigneur. Mais ça ne l’empêcherait pas de se soucier de lui, de s’inquiéter pour lui. Après tout, c’était là le rôle des amis n’est-ce pas ?

Flora posa très délicatement sa main sur l’épaule de Justus, l’effleurant à peine, comme pour jauger si ce mouvement serait le bienvenu ou si Justus préférerait la repousser. Peut-être estimerait-il qu’elle en faisait trop, que ça ne la regardait pas tant que ça, qu’il pouvait se passer de son avis et de sa tentative maladroite de le réconforter. Mais elle avait l’impression que sa chanson était un appel au secours que d’autres avaient choisi d’ignorer. Ce n’était pas son genre.

- Justus, cette chanson est magnifique et je ne doute pas que l’entendre ferait beaucoup de bien à beaucoup de monde, tu sais.

Parce que Justus n’était pas le seul à souffrir, et que parfois entendre ce qu’on ressentait mis en musique pouvait alléger ses peines d’une manière surprenante. Mais ce n’était pas le cœur de ce que Flora voulait lui dire à ce moment là. Il y avait beaucoup plus important.

- Tu as mon numéro, n’oublie pas. Tu peux m’envoyer un message ou m’appeler, n’importe quand, et je répondrai.

Elle vainquit sa timidité, se forçant à poser avec certitude son regard dans le sien, comme pour l’interdire de douter de sa proposition. Un ami, ça pouvait faire toute la différence. Entre le découragement et la force. Entre l’abandon et le courage. Entre la vie et la mort. Justus devait se sentir si seul, entouré de gens qui ne le voyaient pas tel qu’il était. Mais Flora, elle le voyait. Juste Justus. Parfois intimidée, il n’en restait pas moins qu’elle ne voyait en lui qu’un humain. Un redoutable musicien, mais un humain. Avec ses défauts et ses qualités, ses forces et ses faiblesses. Elle ne lui reprocherait jamais de faire appel à elle s’il en avait besoin, que ce soit pour échanger deux ou trois messages pour décompresser ou parce qu’il avait besoin d’une présence amicale à ses côtés, peu importe l’heure. Avoir Flora pour amie, c’était avoir une présence indéfectible à ses côtés. Timide, hésitante, parfois maladroite, mais toujours là, en toutes circonstances. Une amitié, à ses yeux, était inconditionnelle lorsqu’elle était sincère.

- Promets-moi que tu n’hésiteras pas, demanda-t-elle finalement. Parce qu’elle savait à quel point il pouvait être facile d’hésiter devant un message ou un contact de son téléphone, de se dire qu’on serait un fardeau, que les autres avaient mieux à faire, qu’on allait les déranger. Et elle refusait que Justus puisse penser ça un jour en regardant son nom affiché sur l’écran de son portable. Elle refusait qu’un jour il ait envie de parler mais qu’il n’ose pas. Elle refusait qu’un jour il lui arrive quelque chose, n’importe quoi, à cause de ça. Elle ne se le pardonnerait jamais.

Elle l’aurait bien pris dans ses bras pour lui prouver ses dires, mais elle était encore un peu trop timide pour ça, pas certaine qu’il apprécie le geste.

La promesse de Justus paraissait sincère, ses mots transperçant l’air alors que leurs regards se croisaient. Flora ne doutait pas de sa bonne volonté mais elle espérait simplement que rien ne viendrait miner sa détermination du moment. Quand on se sentait triste, parfois, une promesse avait bien peu de poids. On se sentait écrasés sous la peur de gêner, sous l’impression qu’on ne comptait pas tant que ça, ou qu’il ne servait à rien de se tourner vers les autres alors qu’ils nous connaissaient si peu, si mal. Mais une promesse était toujours un bon départ, et Flora hocha la tête d’un air entendu, heureuse d’avoir reçue celle de son ami. Elle lui faisait confiance pour la tenir.

 « Merci --- merci de ne pas me voir comme le cliché parfait du gars qui ne gère plus sa vie alors qu’il semble avoir tout ce dont on peut rêver --- »

Elle voyait ce qu’il voulait dire. Il serait facile de penser qu’avec une maison aussi grande, un garde du corps, une carrière telle que la sienne, rien ne pouvait se dresser en travers de sa route. Il serait facile d’imaginer qu’il ne s’agissait que d’un caprice de riche de la part d’une star qui avait tout mais qui ne trouvait satisfaction en rien, et nul doute que si la presse avait connaissance des sentiments de Justus elle en dresserait un portrait de ce genre. Mais dans l’intimité du studio, ou dans le cercle restreint de leur paroisse, Flora ne voyait que son ami. C’était sûrement plus facile dans ces conditions, quand on n’était pas au milieu de la foule d’un stade ou à regarder son visage sur la couverture d’un magazine, il fallait l’admettre.

« --- parce que c’est loin d’être le cas. J’essaie de faire le point, de comprendre ce que je veux vraiment, ce dont j’ai besoin vraiment --- et c’est un peu fou, un peu bête même, mais je ne me souviens pas avoir été aussi serein que lorsque je suis avec toi, Flora »

Les joues de Flora rosirent alors qu’elle détournait elle aussi le regard, un léger sourire sur les lèvres. Elle était timide, un peu gênée mais surtout touchée par cet aveu qui lui faisait sincèrement plaisir. Elle avait toujours aspiré à ressembler davantage à sa jumelle. Elle avait toujours envié son tempérament de feu, sa capacité à poser des limites et les faire respecter. Cassiopéa avait tant de force, elle semblait n’avoir peur de rien, et même si Flora savait quelles failles se cachaient sous l’armure, elle connaissait bien assez le caractère de sa sœur pour savoir tout ce qu’il y avait d’ardent et de flamboyant chez elle. Elle était bien différente. Plus calme, plus peureuse, plus timide, plus réservée, une force bien présente mais plus tranquille. Entendre quelqu’un dire que sa présence avait quelque chose d’apaisant était un compliment qui lui faisait beaucoup de bien, qui mettait en lumière ses qualités propres, celle d’une personnalité qu’elle avait parfois un peu l’impression de subir.

- C’est très gentil, merci, ça me touche beaucoup, répondit-elle timidement. J’apprécie beaucoup ta compagnie également.

Flora se racla la gorge, elle ne savait pas quoi dire, pas quoi ajouter. L’ambiance avait été un peu pesante au départ à cause de sa timidité, déjà, mais elle craignait maintenant que le poids de leur conversation rende assez difficile d’alléger l’atmosphère. Désireuse néanmoins de ne pas rester sur une note aussi triste que ce moment, qui même s’il marquait sans doute une étape importante de leur amitié n’était pas des plus joyeux, la demoiselle finit par relever le visage vers Justus. Elle avait joué pour lui – et même chanté d’ailleurs ! - et il avait à son tour joué un morceau pour elle. N’était-ce pas le moment de mettre en commun leur savoir-faire ?

- Et si on jouait quelque chose ensemble ? Finit-elle par proposer, l’air candide. Je ne sais pas quels morceaux nous connaissons tous les deux, et elle se refusait à proposer un de ceux de Justus, justement pour lui permettre de n’être que Justus cette fois. Mais on devrait pourquoi trouver quelque chose, non ?

Justus semblait partant pour qu’ils jouent ensemble et le sourire de Flora gagna en assurance en réponse. Alléger l’atmosphère lui semblait la meilleure chose à faire, non pas pour passer les problèmes de son ami sous silence, mais l’aider à penser à autre chose, à profiter de cette journée. Il avait dit qu’il se sentait bien, qu’il appréciait sa compagnie à ses côtés, elle n’avait pas envie de le tirer vers le bas à ne lui parler que de ce qui n’allait pas pour lui. Et quoi de mieux que la musique pour réchauffer le cœur de quelqu’un ? En particulier celui d’un musicien de talent, d’ailleurs.

« Il doit bien y avoir quelque chose que l’on connaît tous les deux, ça, c’est sûr. »

Même si leurs domaines de prédilections n’étaient pas les mêmes, ils se croisaient forcément. Il y avait des classiques à côté desquels on ne pouvait pas passer, même quand on jouait d’instruments différents, qu’on avait des goûts différents ou qu’on avait appris la musique à des milliers de kilomètres de distance. Qu’on ait choisi ces morceaux là ou qu’un professeur les ait imposés, ils étaient si connus qu’on les apprenait sans poser de questions, participant ainsi sans le savoir et parfois sans le vouloir à la constitution d’un répertoire commun. Quel guitariste ne connaissait pas Wonderwall ?

« Laisse-moi réfléchir …. »

Flora se releva, délaissant le canapé où elle s’était installée aux côtés de Justus pour aller récupérer son violon. Elle le plaça avec soin contre son épaule, resserrant ses doigts avec délicatesse et précision sur son archet, cherchant des yeux le regard de Justus parce que c’était ainsi que tout se faisait en musique : avec une connexion entre les musiciens. On pouvait être le meilleur du monde, ce qui importait c’était que sa musique ait une âme, c’était d’être capable d’écouter les autres et de jouer avec eux, et non pas seul à se raccrocher à la technique sans faire cas du reste du monde. La musique n’était pas solitaire, malgré les heures de travail acharné et souvent solitaire qu’elle nécessitait tout de même. Elle se partageait toujours, à un moment donné, d’une manière ou d’une autre.

- Nous trouverons.

Flora réfléchissait. Qu’est-ce que Justus pouvait bien connaître de son propre répertoire ? Il n’était pas un grand joueur de musique classique, il l’avait dit lui-même, ce qui écartait les œuvres obscures de violonistes méconnus – qui de toute façon étaient rarement accompagnés de guitare. Alors quoi ? Elle se basait sur ce qu’elle savait de ses goûts via sa propre musique, cherchant ses influences pour essayer de mettre le doigt sur quelques morceaux qui pourraient lui parler, tout en essayant de ne pas occulter les grands classiques qu’ils pourraient avoir en commun.

Elle commença à jouer The House of the Rising Sun, ses yeux ne quittant pas le regard de Justus dans l’espoir d’y déceler quelque chose. De l’intérêt ? Elle continuerait à jouer, parce qu’il la connaissait sûrement, c’était un classique pas vrai ? S’il ne reconnaissait pas, ou s’il ne semblait pas se saisir de sa guitare, alors elle changerait de morceau jusqu’à ce qu’ils en trouvent un qui collerait pour tous les deux. Mais ils allaient forcément trouver pas vrai ? Flora avait déjà d’autres idées de toute façon. Il y avait Another Love, que tout le monde connaissait, ou Billie Jean, du roi de la Pop lui-même !

Et s’ils ne trouvaient rien, elle pourrait toujours chercher une partition sur internet et tenter de la jouer. Il fallait bien que ses années de répétition servent à quelque chose !