Si l’idée de me rendre à cette séance de cinéma en plein air avec Charles m’avait effleuré l’esprit, je m’étais finalement ravisé. Après tout, j’avais quitté Austin pour voler de mes propres ailes, pas vrai ? Alors c’était une bonne occasion pour moi de réapprendre à me retrouver seule avec moi-même. J’entends encore cette jeune fille venir à l’accueil du théâtre pour demander si elle pouvait afficher quelque part les flyers promotionnels de cette séance. Au programme, quelques films d’animation créés de toute pièce par des indépendants, puis la projection d’un film à l’affiche en ce moment. Au-delà de la passion du cinéma, j’appréciais l’idée de découvrir de nouveaux talents, de nouveaux univers. Même si je ne percevais pas les choses de la même manière que les autres et qu’il n’était pas toujours possible d’avoir accès à des séances avec une audiodescription. J’avais appris à apprécier ces moments d’une manière différente. Oreille aiguisée, je n’éprouvais aucune difficulté à reconnaître les voix des acteurs et autres doubleurs voix, ce qui parfois me faisait sourire. Et puis que serait un bon film sans sa bande son ? Avec le temps, toutes ces petites choses qui, pour beaucoup, n'étaient que de la fioriture étaient devenues pour moi des éléments clé pour déterminer si, oui ou non, un film me plaisait. La séance avait été agréable et, même si je l’avais vécu seule, ma propre compagnie avait été bien plus douce que ce que j'imaginais. À la fin de la séance, quelques prix sans réelle valeur avaient été remis à quelques indépendants qui s'étaient prêtés au jeu. Applaudissant au rythme de la foule, l’odeur des petits fours était rapidement venue caresser mes narines. Décidément, cette soirée allait de surprise en surprise toutes plus sympathiques les unes que les autres. Peut-être allais-je avoir l’occasion de rencontrer quelques-uns de ces indépendants qui, de mon point de vue d’amatrice, avaient fait un travail remarquable. Certains plus que d’autres, j’en conviens, ce qui ne m'empêchait pas de rester très admirative du travail fourni. “Excusez-moi, c’est bien du jus de fruit ?”, demandais-je à la première personne que j’avais pu alpaguer et qui ne semblait pas occupée. Si je sentais bien l’odeur des fruits, je n’avais pas particulièrement envie de boire de l’alcool et je savais qu’en petite quantité, bien que mon odorat soit surentraîné, une infime note d’alcool pouvait m’échapper…

Wally pour sa dernière année en cours avait réussi à rendre un projet qui l’avait marqué. Quelque chose qu’il avait beaucoup aimé préparer. Qu’il avait travaillé pendant un long moment. Il s’était donné à la tâche. Que ce soit dans l’écriture ou dans l’animation. Il avait tout fait pour rendre ce qu’il pouvait faire de mieux. Et la finalité de ce projet venait lui permettre d’en être fier. Il avait ce sentiment d’avoir achevé quelque chose qui lui tenait à cœur. Si bien qu’il avait choisi de le présenter aux autres. Chose qu’il ne faisait pas d’habitude. Non pas par timidité, mais plus par choix. Qu’il jugeait ne pas avoir encore les compétences nécessaires pour produire de la qualité, produire quelque chose de regardable d’après ses dires. Mais ici, c’était bien différent, il aimait, il avait réussi à le faire. Il venait donc le proposait avant d’être surpris de savoir qu’il allait passer à l’écran, durant ce petit cinéma en plein air.

Le jeune garçon s’était installé un peu plus loin, il regardait les autres créations avant de voir son cœur s’emballer lorsqu’il voyait le sien passer. Il aimait scruter le visage des gens, voir leurs réactions, savoir ce que ce qu’il avait fait pouvait leur apporter comme émotion. Il en était curieux, réellement. Pour qu’une vague d’applaudissements vienne lui apporter un sincère sourire. Il voulait le partager à tous, à sa famille, ses amis. Tous. Très fier.

C’était sa seconde victoire, après sa sortie de l’hôpital. Il avait eu peur que ce bras manquant ne vienne lui couper l’herbe au pied, mais après avoir essayé à nouveau, la fibre était toujours là, et, en adaptant un peu, il savait qu’il pouvait toujours faire son animation, sa passion. Wallace était au niveau du bar, petite boisson dans les mains. Avant qu’une personne ne vienne lui poser une question. Surpris, l’homme regardait son verre, avant de voir que le gobelet avait un petit sticker sur le côté, montrant son appartenance au stand des jus. Il lui répondait donc. « Si vous l’avez bien pris au bon stand, c’est bien du jus oui. » Avant de vouloir en profiter pour avoir son avis, la conversation pouvait s’élancer à partir de ce moment. « Euh, est-ce que je peux vous poser une question ? Vous en avez pensés quoi de l’animation ‘Still Here’ ? C’était l’avant dernière. » Son coeur se mettait à battre à nouveau, attendant l’avis de la femme qui se trouvait tout juste devant lui.

Vu la situation, j’aurais certainement pu me sentir idiote. Pourtant, c’est un sourire accompagné d’un rire très léger qui résonnait lorsque l’inconnu me répondait. Mes yeux ne cessaient de bouger. Des mouvements qui trahissaient, pour les observateurs, ma basse vision. “En fait, je ne sais pas vraiment à quel stand je l’ai pris.”, admettais-je un peu gênée malgré tout par le contexte qui me faisait très certainement passer pour une simplette. “Je suis malvoyante, et même si je n’ai senti aucune note d’alcool à l’odeur, je voulais simplement m’en assurer.”, ajoutais-je avec franchise pour donner un peu plus de contexte à cet échange qui pouvait sembler étrange quand on n’en avait pas tous les tenants et les aboutissants de la situation. Le silence aurait pu s’installer et on aurait pu reprendre simplement nos chemins respectifs. Un simple échange, sans plus d'avenir. Mais l’inconnu, que j’imaginais comme quelqu’un de jeune au son de sa voix, me demandait mon avis sur l’un des courts-métrages projetés lors de la séance de ce soir. Une demande qui, ajoutée à la nervosité que je captais dans l’intonation qu'il prenait, me laissait penser que ce film d’animation en particulier lui tenait à cœur. C'est fou tout ce qu'on peut saisir dans la voix rien qu'en écoutant réellement les gens. “C’est important pour toi pas vrai ?”, demandais-je en m’autorisant à le tutoyer en le pensant plus jeune que moi. Un sourire bienveillant étirait mes lèvres, illuminant ainsi mon visage. Et, sans attendre sa réponse, je reprenais. “Je l’ai trouvé intéressant. L’histoire est belle et mériterait sans doute d’être plus approfondie. Un format plus long permettrait certainement de capter des détails que le court-métrage nous fait manquer. C'est dommage.”, admettais-je à mon tour avant de plonger mes lèvres dans le verre en plastique. J’avais horreur de boire dans des gobelets, j’avais toujours l’impression que ça changeait complètement le goût de la boisson sûrement parce que mes autres sens s’étaient plus développés pour combler ma vue manquante. “En revanche, je suis formelle, la bande son était très chouette ! C’était agréable à écouter, parole de musicienne.”, précisais-je avec un sourire malicieux alors que mes yeux ne parvenaient pas à trouver le garçon au milieu de toutes ses lumières qui m'éblouissaient un peu trop. Après un long moment dans la pénombre, c'était toujours un peu difficile pour moi de retrouver un semblant de vision, toutes les lumières et les couleurs semblaient soudainement agressives. “Et toi ?”, commençais-je finalement en ayant deviné qu’il en soit tout ou en partie à l’origine. “Qu’est-ce que t’en as pensé toi ?”, ajoutais-je en insistant sur le dernier mot. Parce qu’au fond, c’était ça l’important. Quand on créait quelque chose, il fallait avant tout en être fier et l’apprécier soit même. L’avis des autres n’était finalement qu'un plus dans l’équation. Amatrice d’art sous toutes les formes qui était à ma portée, je voyais l’avis de l’autre comme un bonus en quelque sorte.

Wally souriait, lui répondant que tout dépendait de l’endroit où elle venait de prendre la boisson.
Mais elle ne savait plus où elle l’avait pris. Elle lui confiait qu’elle était malvoyante et ce dernier comprenait alors la confusion. “Alors, normalement c’est bien du jus, tu as la petite pastille sur le côté qui indique la provenance du stand des jus.” Avant de l’écouter ensuite répondre, lui demander si ce court-métrage était important pour lui. Il faisait un signe de tête avant de se souvenir qu’elle était malvoyante. Se sentant bien idiot, il venait lui dire. “Oui, il l’est beaucoup…”

elle venait lui offrir un avis constructif, trouvant les points qu’il pourrait travailler un peu plus. Il se les note dans le coin de la tête pour ne pas les oublier. Il aurait aimé faire plus long, mais il n’avait pas eu le temps d’en faire plus. Bien que ce format lui plaisait, sortir un réel film d’animation était quelque part un rêve de son côté. Il souriait d’autant plus quand elle lui annonçait avoir beaucoup aimé la bande-son. “J’ai mis plus de temps à choisir la musique qu’à faire l'œuvre presque. C’est quelque chose de si important de mon point de vue. C’est la chose la plus marquante je trouve..” Il venait de gaffer à dire que c’était son travail, bien qu’il ne se le cachait pas, mais plutôt que pour que la critique soit le plus juste possible. “Oh, tu es musicienne? Tu joues quoi?” Il n’avait jamais fait de musique réellement, du moins avec des vrais cours et non des tutos sur internet. Cela prenait trop de temps et il n’arrivait déjà plus à concilier sa vie pour réussir à faire tout ce qu’il voulait. “J’aime ce qu’il donne. J’ai l’impression que c’est encore quelque chose de trop peu, quelque chose qui manque de chose, mais c’est mon premier. Il faut bien démarrer quelque part… Et puis… J’en suis fier. J’aime bien son rendu.” Il réfléchissait quelques secondes avant de reprendre. “Mais par exemple, maintenant, je sais que certaines choses, je les referais pas de la même façon. Le plus important je trouve est d’apprendre de ses erreurs. J’ai envie d’en faire un autre maintenant… Je sais pas quand mais c’est certain, j’en ferais un autre !” Lorsque Wallace avait quelque chose dans la tête, il était bien difficile pour l’arrêter. Son premier court métrage avait réussi à le lancer dans une nouvelle passion. Il comptait bien suivre cette voie autant que possible.

Mes doigts glissaient le long du gobelet à la recherche de la fameuse pastille qui venait rapidement faire une espèce de bombé sous mon index. Un sourire étirait mes lèvres. “Oh, la voilà ! Merci beaucoup.”, lançais-je avant de venir porter mon verre à mes lèvres pour humidifier ma gorge bien sèche. Puis, nous avions commencé à échanger sur ce fameux court-métrage qui semblait tant lui tenir à cœur. Un sourire amusé étirait mes lèvres lorsqu’il affirmait avoir mis plus de temps à choisir la bande son qu’à faire le court-métrage en lui-même. J’avais visé juste, cette œuvre était la sienne et c’était pour cette raison qu’elle était si importante pour lui. “Disons qu’en plus d’apporter du dynamisme, la musique est aussi et surtout un vecteur d’émotion. C’est souvent ce qui accompagne les scènes qui nous prennent aux tripes.”, avouais-je pour le soutenir dans le temps qu’il avait pu passer sur cet aspect de sa création. “Je suis violoniste dans un orchestre. Je m’appelle Albane.”, me présentais-je un peu plus par politesse. “Et toi, tu dois être le créateur de ce court-métrage n’est-ce pas ?”, l’interrogeais-je à mon tour, histoire de m’assurer que je n’étais pas sur une fausse piste ou, tout du moins qu’il ne l’avait pas réalisé en groupe. Je lui demandais alors son avis sur son propre travail, un avis qui, selon moi, était le plus important de tous. Sa réponse m’arrachait un sourire, être fier de ses créations, c’était certainement l’une des choses les plus importantes avec le fait d’être capable de prendre du recul et de voir ce qui pouvait être amélioré. Je l’écoutais avec beaucoup d’attention, alors que mon regard fixait le vide et que mes lèvres revenaient à nouveau trempées dans mon verre. “C’est un bon état d’esprit.”, affirmais-je avec conviction. “C’est aussi et surtout en étant capable de se faire sa propre autocritique qu’on progresse. Si tu sais ce que tu ne referais pas, alors tu as déjà appris.”, ajoutais-je avec la sagesse que je me connaissais. Mon visage se relevait dans sa direction alors que mon regard ne savait guère où aller avec tous ces éclairages qui m'empêchaient de discerner une quelconque forme. “J’ai hâte !”, lançais-je naturellement quand il évoquait le fait de réitérer l’expérience. “D’où te vient cette passion ? ”, demandais-je avec intérêt avant de m’apercevoir que, depuis tout à l’heure, je sirotais tranquillement mon verre sans même savoir si lui était servi. “Je peux t’offrir un verre ? On en profitera pour trinquer à ton premier court-métrage !”, proposais-je avec beaucoup d’entrain. “ A moins que tu ne sois déjà servi.”, l’interrogeais-je alors n’osant pas trop avancer mes mains dans sa direction. Je ne connaissais pas le jeune homme et j’ignorais s’il était à l’aise avec les contacts physiques. N’ayant pas pour habitude de m’imposer dans l’espace vital des autres, je me poussais à ne pas chercher ce contact qui pourtant était important pour moi. Il m’aidait à comprendre mon environnement. Le toucher et l’odorat étaient devenus des sens qui me permettaient de “voir”, si je puis dire. Mais j’essayais de ne pas imposer mon handicap aux autres, sachant pertinemment que nous n’avions pas tous la même sensibilité face à la proximité avec les autres.