J’envoie un dernier message à Billie avant même de descendre de la moto. Je ne suis pas prêt à assumer les conséquences de mes actes. Je devrais, pourtant, non ? Je suis déjà passé par des situations similaires. Je devrais me sentir prêt, savoir quoi dire et quoi faire. Pas cette fois. L’enjeu m’écrase aussi sûrement que si quelqu’un avait coulé un bloc de béton dans mon abdomen. Pendant un moment, j’ai cru que cette histoire allait rester sous silence. J’ai fini par l’oublier. Par la nier. J’aurais pu continuer longtemps. Après tout, à mes yeux, cet écart de conduite n’a pas la moindre importance.

J’ai dévié. Je me suis perdu en chemin. De toutes les options possibles, j’ai sélectionné la plus égoïste. Je n’ai aucune excuse à fournir, aucune justification.

Une fois sur le toit, il ne faut que quelques secondes pour repérer sa silhouette. Mon cœur se chiffonne. Est-ce que c’est la dernière fois ? Inconsciemment, je tente de retarder l’inévitable. Chaque pas me mène à l’échafaud. Je pose mon casque sur le rebord en m’annonçant. - Salut. De ma voix grave à mes yeux tristes, je transpire la culpabilité. La honte se mélange au regret. Je préférerais mille fois lui mentir. Ce serait tellement plus simple. Je n’aurais pas à affronter mes propres conneries. Je pourrais me convaincre moi-même, inventer une histoire et l'interpréter avec une telle justesse qu’elle sonnerait vraie.

Je ne peux pas.
Encore moins en croisant son regard.

Je fronce les sourcils en m’installant face à lui, une jambe au-dessus du vide. Aucune issue, pas la moindre échappatoire pour m’enfuir. J’inspire. Il est temps de sauter dans le vide. Je n'ai pas de parachute pour ralentir ma descente. Aucun filet de sécurité ne me réceptionnera. - Si je pouvais revenir en arrière et changer le cours de cette soirée, je le ferais sans hésiter. Sur le sol, mon pied s’agite nerveusement. Je n’ai rien à reprocher à Mag. C’est moi, le problème. Je suis le seul responsable. - Ça ne comptait pas, Célian. Pas sûr que j’adopte la bonne approche. Cela n’en est pas moins sincère. Je me suis rarement senti aussi mal de toute ma vie. Je cherche son regard, espérant naïvement parvenir à tisser une forme d'intimité.  

J’ai sali ma plus belle histoire.

@Célian Barrows    

Dis-lui tout ce que tu ressens à son égard. Le conseil de Billie tourne en boucle dans mon esprit. Même si je sais que ce ne sera pas suffisant pour effacer l’outrage. Adoucir le sentiment de trahison qu’il doit ressentir. Je lui ai promis tout un monde. J’ai failli. La version impeccable que je lui ai présentée de moi n’était-elle qu’une illusion ? Célian a beau être juste devant moi, il se trouve sur un autre hémisphère.

Si je réponds à sa question, ce sera pire. Pour lui autant que pour moi. Cela ne rendra pas la situation plus supportable. Je referme chaque porte qu’il m’ouvre. Je renie toutes les excuses qu’il me trouve, me détourne des échappatoires. - Nos visions n’étaient pas différentes. Ce serait facile d’aller dans son sens. Ce serait simple d’acquiescer en rejetant la faute sur le timing. Je m’y refuse. Parce que ce n’est pas vrai. - Je n’ai pas eu besoin de rencard pour savoir que… Quoi ? Qu’il allait me devenir aussi essentiel ? - Ni de promesses d’ailleurs. Je m’humecte les lèvres. Je ne suis pas parvenu à organiser mes pensées. - Je n’ai pas envie de te mentir. Ce serait nous trahir une seconde fois. Pourtant, une petite voix en moi ne cesse de m’assurer que cela vaudrait mieux. Qu’au moins, il souffrirait moins.

- Ça n’aurait pas dû arriver. Je n’ai pas réfléchi. Je… Je suis comme ça ? Est-ce que je suis vraiment comme ça ? Pourquoi ? Je ne saurais même pas par où commencer, et pour cause : je ne me comprends pas moi-même. - Célian… Regarde-moi. Ma gorge se serre. - S’il te plaît.

Cette demande, à elle seule, est un non-sens. Rien ne pourrait sortir de bon de cette conversation. La perspective de ne plus rien avoir à perdre me dénoue la langue. - Je n’aurais jamais dû agir comme ça. Je n’ai pas d’excuse parce que c’était minable. C’était une erreur. Si je me mettais à lui expliquer pourquoi, il me faudrait des heures. Je devrais décortiquer les fils de ma personnalité. - J’arrive même pas à m’expliquer pourquoi je fais ça. La seule chose que je sais, c’est que je regrette. Je m’en veux, mais pas uniquement parce que ça t’a blessé. Je m’en veux parce que…  Je n’ai pas été à la hauteur. - Notre histoire mérite mieux que ça. Tu mérites mieux que ça. Je n’ai pas réfléchi une seule seconde aux conséquences de mes actes. J’ai agi par impulsion. Par égoïsme. J’avais besoin de me sentir important tout en restant dans le contrôle. Sans risquer d’y perdre de nouvelles plumes. Être aimé, oui, mais de loin. Sans jamais qu’on m’approche réellement.

L’immobilité me torture. J’ai besoin de bouger, d’agir. Sauf que je ne me donne même pas le droit de me rapprocher. J’en suis réduit à espérer que mes mots puissent l’atteindre. - Ça n’a rien à voir avec toi ou avec nous. Avec toi… Je me recentre en fronçant les sourcils. - Avec toi, j’ai l’impression d’être à ma place, d’avoir trouvé un sens plus profond aux années qui viendront. La boule m'obstruant la gorge enfle dangereusement. Elle fait vaciller ma voix. Elle me force à reprendre brusquement ma respiration.

" Tu es en train de me dire que ça s'est juste passé, que c'est comme ça ? " Qu’est-ce que je pourrais répondre à ça ? La vérité ? À mon avis, vu son ton, elle ne jouerait pas en ma faveur. Aussi horrible que cela puisse sonner, Magda et moi, c’est arrivé comme ça. Par un stupide concours de circonstances. " C'est ça, que tu voulais m'expliquer de vive voix ? " Je secoue la tête de gauche à droite, sans même réfléchir. Il y a plus. Il doit bien y avoir davantage, simplement, je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. Difficile de formuler le fond de ma pensée dans ces circonstances.

- J’imagine que c’est difficile de me croire. Il n’y a eu personne d’autre, Célian. Et il n’y aura personne d'autre ! J’ai beau en être profondément convaincu, je ne suis pas sûr que cela me rende crédible. D’autant plus qu’en grattant la surface, en dessous de l’image que je présente au monde, c’est un merdier sans nom. Mes émotions s’emmêlent. Sans arrêt. Quelque chose dysfonctionne chez moi. Au fond, je le sais. J’essaie, jour après jour, de coller à l’image de celui qu’on attend que je sois. Je m’y fonds par instinct. Par habitude aussi. Mais moi ? Peut-être que je suis quelqu’un d’autre et que les différentes parcelles de mon identité sont beaucoup trop morcelées pour être, un jour, unifiées.

- Je suis désolé. L’étau de ma gorge se resserre en prononçant ses mots. La culpabilité me brûle de l’intérieur. Je me redresse, prêt à encaisser sa colère. - Putain… Mes yeux papillonnent et je finis par me lever. J’aligne quelques pas. - Je ne sais pas en fait. Je ne sais pas du tout ce que je voulais te dire, fais-je en me tournant vers lui. Sa douleur me saute au visage. En être la cause n’a rien d’agréable. J’avais promis d’être sa boussole, pas la vague qui viendrait chahuter son bateau. Est-ce que je suis condamné à bousiller tous ceux qui ont le malheur de tenir à moi ? Je fais ça tout le temps. Mains nouées derrière la nuque, je m’y appuie en cherchant une solution qui refuse de m’apparaître.  - J’voulais te voir. J’voulais te parler. L’idée qu’il puisse partir m’a déchiré l’âme. Des vents contraires s’amusent à me tirer dans des directions opposées. - Je sais que ce n’est pas pardonnable. Ce sera comme une tâche indélébile. Une fois brisée, la confiance ne se restaure jamais pleinement.  

Je m’accroupis sur le toit, juste à côté de lui. Je le fixe en poussant un soupir. J’ai l’impression de devoir sortir de moi-même, m’arracher à ma propre coquille. - Même avant la tempête, C... Où je vais, au juste ? Aucune idée. Mon bagou légendaire se retrouve sur le banc de touche. Une fois le costume - trop grand - du mec parfait remisé, il ne reste qu’un type instable, incertain, bancal. - Dès qu’on a commencé à parler, dès que j’ai posé les yeux sur toi. Chaque seconde de notre histoire surpasse toutes les autres. Un frisson me remonte la colonne. Mon cœur cogne à une allure folle. - J’ai jamais ressenti ça. Je ne me suis jamais vu vieillir avec quelqu’un, même si, pour faire plaisir à l’autre, il m’est arrivé de le feindre. Dis-lui tout ce que tu ressens à son égard. Sauf que quand c’est vrai, ce n’est pas si facile. - Je suis dingue de toi. Je pense à toi tout le temps. T’es partout, même quand t’es pas là. J’ai envie de cet avenir avec toi. Même quand j’ai l’air d’en plaisanter, tu ne sais pas, je crois, à quel point je suis sérieux. À pleine le temps de reprendre mon souffle. - Laisse-moi une chance. Je vais changer. Pour lui. Pour nous deux.

@Célian Barrows

À cet instant, je donnerais tout pour pouvoir répondre à cette fichue question qui le torture. Mais, je ne sais pas pourquoi. Je ne peux lui fournir aucune justification. Il n’y a pas de raison dissimulée, d’objectif caché. Rien d’autre que mon égoïsme. Putain, je n’ai jamais voulu le blesser. Au contraire. Si ça n’avait tenu qu’à moi, cette histoire n’aurait jamais été remise au goût du jour.

Il s’enfuit. Il me quitte.
Je me redresse dans un élan incontrôlable.

Je fais trois pas dans sa direction avant de m’arrêter, sans que cela ne soit réellement conscient. Je suis le seul responsable. Pourtant, nous sommes deux à assumer les conséquences. Moi, je le mérite. Lui, non. Connaître les tourments qu’il endure, à cause de moi, me cloue les pieds au sol. Les mâchoires crispées, je l’écoute jusqu’au bout me dire qu’il devrait partir et me planter là. Est-ce qu’il y a encore un espoir ? - Peut-être qu’au fond, tu sais que je te dis la vérité. Ma voix se casse. Rien ne dit que cela serait suffisant. Je l'ai dans la peau.

Mes inspirations se raccourcissent. Mes poumons ne parviennent plus à faire le plein d’air. Je reconnais ses symptômes. Je les connais trop bien, d’ailleurs. Ce mal, enraciné en moi, depuis l’adolescence, je pensais m’en être débarrassé. Je fais quelques pas maladroits en arrière, en quête du mur contre lequel m’adosser. J’ai besoin de quelque chose de tangible, d’un endroit stable pour me soutenir. Je n’ai pas le droit de craquer.

Jamais.

La fraîcheur de la pierre se heurte à la brûlure de ma cage thoracique. La douleur contenue me tord les traits. Derrière mon dos, je plaque ma main grande ouverte sur la surface lisse. Je me force à contrôler la sensation de vertige. Je m’y oblige. " Mais alors pourquoi putain ? " Si seulement je pouvais répondre. Si seulement je savais. Une seconde, j’écrase mes paupières sur mes yeux. Je respire. Mal. Mais je respire. Je ne vais pas mourir. - Ne pars pas. Bien sûr, comme si j’avais mon mot à dire sur la question. Comme si j’avais encore le droit de lui faire une telle demande. - Ça ne comptait pas. C’était… Putain… J’essaie, vraiment de trouver comment m’expliquer. Mais chaque phrase, qui me vient en tête, sonne plus horriblement que la précédente. L’angoisse gravite autour de moi, prête à m’avaler. - J’ai flippé.

Est-ce qu’il a seulement entendu ? Difficile à dire considérant la faiblesse de ma propre voix. Me redresser nécessite un effort colossal. Je puise dans mes réserves. Contre le mur, je sens ma main se mettre à trembler. Je déglutis péniblement. - J’arrivais pas à dormir, fais-je en secouant la tête. - Ça tournait en boucle, encore et encore. Un peu de clarté, ce serait trop demandé ? - J’aurais pas dû coucher avec Mag. Il n'y a rien qui peut justifier ça. Je le sais ! Mais… - Je me suis réveillé en sursaut, persuadé que le sol tremblait. Je suis allé en face. Jusqu’à cette porte, juste là. J’ai failli frapper avant de me rappeler que Lily ne serait pas là. Ridicule. Minable. À mon âge, il est attendu de se débrouiller seul. À quel moment, au juste, ma vision s'est embrumée d'eau salée ? - Elle était mon garde-fou. Elle savait gérer mes crises. Elle calmait mes angoisses. On s’était promis de se soutenir. En essayant de trouver du sens à mes actes, je prends conscience du peu que Célian sait de ma relation avec l’ancienne co-propriétaire. J’ai fait d’elle un secret, comme si, parler d’elle revenait à la trahir. - Je n'ai pas réfléchi.

@Célian Barrows

" La mienne de porte, n'était pas si loin. " Il a raison. C’est d’ailleurs pour cela que je ne pourrais pas le blâmer de tourner les talons. Pire, que je l’imagine déjà le faire ! Constater qu’il reste, qu’il s’approche, me déroute totalement. Faut-il repousser l’espoir que cela fait naître ? Je l’ai blessé. Je m’en veux horriblement sans oser lui répéter encore, à quel point. Sa présence me rend muet. Elle m'immobilise. Au moindre mouvement de ma part, si je fais le moindre geste de trop, il pourrait partir et me retirer la chaleur de sa main. Impossible d’apprivoiser la liberté en refermant une cage tout autour de lui. Je peux seulement l’écouter, sans jamais le quitter des yeux.

" Mais je ne sais pas si ce sera suffisant. " Un rictus amer me tord la bouche. Il n’y est pour rien ! Je manie l’art de l’illusion. Je fais semblant, tout le temps. Je prétends être beaucoup plus que je ne le suis. Je feins, sans arrêt. Avec une telle habileté que c'en est devenu une seconde peau. Même moi, je m’y trompe parfois. Mes mensonges ont des accents de vérité. À force de paraître, je ne suis plus certain de qui je suis. - Je ne pouvais pas… Le rejoindre, ce soir-là. - Je ne voulais pas que tu te rendes compte que…. Et je ne voulais pas la trahir. Tout s’est emmêlé. Je ne me suis rendu compte de rien. En me réfugiant auprès de Célian, j’aurai tourné le dos à Lily. C’est con, hein ? Considérant qu’elle, elle n’a pas vraiment hésité à poursuivre sa vie ailleurs.

J’écarte les doigts pour laisser passer les siens. S’il accepte cette place que je lui laisse, alors, je blottirais chacun d’eux contre les siens. Une enclume m’oppresse la poitrine. Je me penche à peine, juste assez pour être à hauteur de ses yeux. Je crève de le toucher. - Ce n’est pas toi qui n’es pas assez. Comment peut-il seulement s’imaginer ne pas suffire ?  - Je n’ai pas été à la hauteur. Je me suis laissé embrouiller par mes craintes. J’ai flippé. L’entière responsabilité de cette situation m’incombe. Je happe brusquement l’air. Je suis en train de me noyer. Sa présence constitue ma planche de salut, au milieu d’un océan déchaîné.

Je cherche, dans son regard, le refuge qu’il constitue. - L’illusion, ce n’est pas notre histoire. C’est… Tout le reste de ma vie ! Je ne suis qu’une putain de supercherie. S’il savait à quel point ! - Je ne veux personne d’autre, Célian. J’ai pensé chaque phrase que je t’ai dite, à chaque fois. J’ai pensé chaque mot que je t’ai écrit. Avant toi, je ne savais même que c’était possible de ne pas avoir besoin de… Prétendre ? Pourtant… Il a raison. Je ne suis probablement pas la personne qu’il s’est imaginée. Encore une fois, il n’y est pour rien. Une part de moi, me murmure à l’oreille de tout lui dire de moi. L’autre s’acharne à me convaincre de me taire. S’il savait, il se détournerait pour toujours. Mon égoïsme l’emporte. J’ai l’audace de croire pouvoir faire mieux. - Je n’ai pas envie que ça s’arrête. J’opte finalement pour une troisième voie. Je lui confie un peu de ce que j’ai sur le cœur. Je lève le rideau sur tout ce qu’il me fait ressentir. Au fond, peu importe ce que je suis. - Je n’ai jamais eu autant envie de me surpasser pour qui que ce soit. Je ne le fais pas pour te séduire, ni pour te berner. Je le fais parce que tu mérites quelqu’un à ta hauteur. Le rythme de mon cœur s'accélère encore. Il pulse douloureusement, repoussant l’angoisse, au profit d’une détermination authentique. - Je veux ce futur avec toi. Je ne l’imagine avec personne d’autre. Je ferais ce qu’il faut. Je ferais tout ce qu’il faut. Tout ce que tu voudras. Il peut me demander n’importe quoi. J’ose m’approcher un peu plus, sans pour autant le toucher.  J’ai dit “je t’aime” à des personnes pour qui je ne ressentais que de l’amitié, simplement pour conserver leur affection. J’ignorais, en le faisant, que cette phrase perdait tout son sens. - Il n’y a pas de mot assez fort pour décrire ce que je ressens pour toi. Ou peut-être que… - Épouse-moi.


@Célian Barrows

- Épouse-moi. Je le fixe. Ma main, sur le mur, reste arrimée à la sienne. Je fouille son regard, en quête d'un signe, d’une réaction. Et j’attends, sans savoir s’il s’agira d’une sentence ou de ma libération. Incapable d’interpréter son rire, je ne réagis pas. Ce n’est qu’au moment où il se rapproche que je parviens à me détendre. La pression retombe à un niveau acceptable. Je ferme les yeux, imprime au fond de moi, son odeur. Je ramène mon bras libre derrière lui, main en appui dans le bas de son dos. Célian est encore là. Pour l’instant, franchement, c’est tout ce qui compte. Je n'ai pas besoin de plus.

« Tu vas me buter. » Ma réponse fuse. - Non, je vais t’aimer. Loin de là. Je peux comprendre sa surprise. Je ne m’attendais pas non plus à lui faire une telle proposition. La succession de ses questions me laisse entendre que ce serait de la folie. La partie rationnelle de mon cerveau veut bien l’admettre. Pour autant, une folie n’est pas nécessairement une erreur ! Alors…« Si je te disais oui, tu serais vraiment prêt à m’épouser ? » Un certain sérieux nuance mes traits. - Oui. « Là, maintenant, tout de suite ? »   - Se faire ordonner prêtre sur Internet ne prend pas plus de dix minutes. Il ne me croit pas ? Il dispose pourtant de toutes les informations nécessaires à mon sujet pour savoir que je ne faillirais pas. Je suis obstiné, déterminé, jusqu’au boutiste, incapable de lâcher prise, entêté. Et, amoureux. Je n’ai aucune raison de faire marche arrière ! L’avenir se construit à la force de notre volonté. Je ne suis pas du genre à subir une pseudo destinée.

« Je ne veux pas que tu aies envie de m’épouser parce que tu as peur de me perdre Malone…  » Impossible de nier. Je me contente d'acquiescer lentement en détournant le regard vers le toit. J’ai vaguement conscience d’avoir agi par impulsion. Je me suis senti pris au piège. Ce sentiment d’insécurité m’a poussé dans mes retranchements. Mais, je n'arrive pas à regretter. L’adversité fait parfois ressortir le meilleur de nous-même, non ? Parce que ce projet ne me semble ni si dingue, ni si excessif. Hâtif, à la limite.

Peut-être que c’est moi qui suis en train de devenir fou.

Célian me ramène à lui. Ses mots me bercent. Ils m’enveloppent, ils redessinent les contours du monde. La chaleur de son visage, contre mon cou, m’apaise. La caresse de ses lèvres agit comme un baume salvateur. Graduellement, le rythme de ma respiration se tranquillise. Je ne dis plus rien. Je me contente de savourer la douceur de l’instant. La sienne, aussi. Lentement, mes lèvres se pressent contre leurs consœurs. La tendresse de ce baiser m’achève. Le temps s’égrène sur un autre tempo. Chaque seconde contient de longues minutes. Je ramène nos mains nouées entre nous. Je n’ai plus besoin de ce mur pour me stabiliser. Les prémisses de la crise semblent avoir reflué.

Plongé dans son regard, j’accepte d’un simple hochement du menton. J’ai compris. Ma main rampe sur son bras, se faufile jusqu’à sa joue, que mon pouce caresse. - Je te le demanderais encore. Esquisser un demi-sourire m’est presque douloureux. - Cent fois, s’il le faut. Mes doigts se crispent sur sa nuque. - Ou mille. Front contre le sien, je fronce légèrement les sourcils. - Je sais ce que je veux. Si je dois passer les prochaines de ma vie à l’en convaincre, très bien. Je n’en suis pas effrayé.

Je déploie mes bras autour de Célian. Je me presse contre lui, autant que je l’attire à moi. Sans vraiment y réfléchir, je lui laisse toute la liberté de s’esquiver, au besoin. Je ne suis pas certain de savoir où nous en sommes, exactement, lui et moi. Peut-être que la meilleure façon de le déterminer reste de lui poser directement la question.  - On a toujours un rencard ? Il y a toujours un endroit que je voudrais te faire découvrir. Je sais qu’il nous avait organisé tout un programme. Seulement, peut-être que ce n’est plus vraiment le moment. Il me semble que c’est à moi de faire mes preuves, à moi de lui témoigner mon engagement.

@Célian Barrows

" Est-ce que ce n'est pas exactement la même chose ? " Je secoue la tête, ignorant ce soupçon de doute. Aimer, n’est pas mourir. Loin de là. Le tourbillon d’envies, que cet homme fait naître chez moi, en témoigne. Au moment où Célian s’écarte, je me force à rester immobile. J’encaisse son rejet, plus perdu encore quand sa main rejoint aussitôt la mienne. J’ai l’impression d’être ballotté dans tous les sens, de ne plus rien comprendre. Nous évoluons sur un fil tendu, à l’équilibre précaire. Au moindre pas de côté, tout pourrait nous exploser en plein visage. Maintenant ? Je m’accroche à ses doigts, redoutant une nouvelle volte-face. " Malone, si tu me laisses là, je... " J’ai compris. Il n’a pas besoin de m’en dire davantage. J’acquiesce. - Viens. Je n’ai plus rien d’un rêve, non ? Je déteste l’idée de le mettre dans cet état. Je ne lâche pas sa main en l’entraînant dans mon sillage. Ni au moment de récupérer mon casque, ni quand je dois ouvrir la porte de chez-moi pour aller en chercher un deuxième.

Je pourrais faire une pause. Je devrais, non ? Pour être quelqu’un bien, il faudrait m’arrêter, prendre le temps de m’assurer qu’il est sûr de son choix, lui offrir l’opportunité de se recentrer sur lui et ses besoins. De faire le point, seul. Sans ma présence pour parasiter ses réflexions. Sauf que je n’en suis pas capable ! La peur de le perdre fouaille encore dans mes entrailles. Pas question de laisser passer ma chance ! Avant de quitter le toit, je lui précise tout de même. - On sera de retour avant la nuit, t’inquiète. Mais est-ce qu’il s’inquiète seulement ?

J'ai entendu. J'ai compris.
Viens, on s'enfuit tous les deux. On plante, ici et maintenant, les réalités moribondes, les douleurs et les trahisons. On envoie tout au diable pour aller respirer, l'un contre l'autre.

C’est complètement illogique. Malgré tout, je trouve du sens à cet incommensurable chaos. Célian me laisse une chance. Tâchons de ne pas la gâcher. Sur le trajet, je profite des feux rouges pour glisser ma main sur sa cuisse. Inconsciemment, je saisis toutes les opportunités d’affirmer ma présence. Voyager en moto nous permet d’éviter une bonne partie de la circulation. Nous ne tardons pas à rejoindre Lake Street. Je m’arrête sur le parking à proximité de la base de loisirs. Sur la devanture, une pancarte, récemment remise au goût du jour, mentionne “El Estero Boating”.

Une certaine tension me noue les muscles dès que nous pénétrons dans la boutique. À tout moment, il pourrait changer d’avis. Je crains trop de dire une connerie. Je préfère me taire. Puis pour dire quoi ? Répéter à quel point je suis désolé ? Cela n'y changera rien. Je loue une embarcation au comptoir sans avoir donné la moindre indication à mon comparse. Il n’y a bien que ma main, qui cherche la sienne à intervalle régulier. Je coule un regard dans sa direction, m’assurant silencieusement que nous sommes toujours plus ou moins sur la même longueur d’ondes.

Après un arrêt nécessaire devant le distributeur de nourriture, nous pouvons sortir du côté de l’embarcadère. - T’as déjà navigué ? Hum… Vraiment moisie comme entrée en matière. Surtout que je suis presque sûr de connaître la réponse. Une fois sur le petit bateau à moteur, je nous fais glisser sur l'eau. Je nous stabilise au milieu du lac. Sur la droite, une vaste aire de jeux pour enfants se découpe. Je le pointe de l’index. - Tu vois le grand toboggan là-bas. Je me suis caché en dessous, le jour où j’ai fugué. Le premier soir, en tout cas. Je me sentais… Je prends une profonde inspiration. - En colère. Comme lui, en ce moment. Probablement. Je ne sais pas si cette émotion m’a réellement quitté un jour. - J’avais à peine 17 ans. Mon père nous emmenait ici quand on était petits. De temps en temps. Je me suis dit que si je restais là, maman dragon me trouverait un peu trop facilement. Mon trait d’humour manque de mordant. - J’ai piqué un bateau, comme celui-là, pour aller sur Crane Island. Je marque une pause. - Je t’emmène ? J’ai laissé quelque chose là-bas. Je voudrais te montrer, si ça s’y trouve encore.


@Célian Barrows

- Tu n’as pas idée. Un passé. Un présent également, de temps à autre, quand il me prend l’envie de faire exploser la façade du gentil garçon. Autrement dit : quand je me sens dépassé par mes propres exigences. Sans en dire plus, je me remets à la barre. Notre embarcation reprend sa route, sans se presser, alors qu’il vient de me demander de continuer de me livrer. - Je ne le fais jamais vraiment. Tu as remarqué ? L’arc de mes sourcils souligne ma question. J’évoque toujours ce que je fais ou ce que j’ai l’intention de réaliser. Je digresse en restant soigneusement à la surface. Le fond de mes pensées reste la plupart du temps, un insoluble mystère. - Généralement, je m’en tire avec un compliment ou une question. J’excelle aussi dans l’art de faire bifurquer la conversation. D’ordinaire, j’aurais lancé ça avec un certain entrain. J’aurais donné l’impression d’être à moitié en train de plaisanter. Sans mon arrogance pour donner le change, j’ai l’air un brin triste. Que pourrait-on dire de plus ?

C’est étrange tout de même, de désirer à ce point être aimé sans jamais laisser à personne la moindre chance de me connaître réellement. - T’as déjà participé à un projet de capsule temporelle ? Vous faites ça, en Angleterre ? Notre prof d’histoire s’était mis ça en tête. Elle nous a demandé de trouver des éléments permettant de résumer les faits historiques importants des dernières années. Et à côté, d’y mettre quelque chose de plus personnel. Sur le principe, tout le monde trouvait ça super cool. Évidemment, j’ai joué le jeu. Sauf que... - Je n’arrivais pas à écrire quoi que ce soit.

Au fil de l’eau, nous contournons l’îlot jusqu’à un endroit précis. Sous quelques branches tombantes, se cache une entrée. - On est arrivés, lui indiqué-je d’un mouvement du menton. Pour passer sous le rideau de feuilles, nous devons baisser la tête. Ensuite, je me relève, trouvant facilement mon équilibre. Je m’occupe d’accrocher notre bateau à l’un des troncs accessibles. - À cette période de l’année, l’île n’est quasiment pas fréquentée. On ne devrait pas croiser qui que ce soit. Son accès est normalement interdit la nuit, pour des raisons de sécurité. Je hausse les épaules avant de mettre pied à terre.

Une seconde, je m’arrête pour chercher son regard. Le sentiment d’urgence s’est un peu dissipé. Pour autant, je ne me sens pas totalement en sécurité. Le simple fait d’être ici à parler de moi me plonge hors de ma zone de confort. - Ce n’est pas exactement mon endroit préféré en ville. Mais c’est un lieu qui compte. Ma main glisse dans la sienne, je me rapproche, le temps de glisser mes lèvres dans son cou, d’inspirer profondément. Si ce n’était pas pour lui, je ne suis pas certain que j’aurai un jour remis les pieds dans cet endroit. Au bout de quelques pas entre les hautes racines, je reprends la parole. - Au centre de l’île, il y a un cercle de pierre. Les plus gros rochers culminent à environ 2 mètres cinquante. Le temps et les intempéries y ont parfois creusé des petites cavités. J’ai mis ma capsule dans l'une d'entre elles. Le contenant n’est pas plus grand qu’un tube à essai. Tout en continuant à avancer, je coule un regard en sa direction. - As-tu toujours envie de savoir quel adolescent, j’étais ? En creux, c’est une tout autre question que je sous-entends. Est-ce qu’il veut toujours de moi ? Est-ce qu’il est prêt à en découvrir plus ? -  Je sortais avec une fille à l’époque. J’avais l’impression que c’était ce que je devais faire, ce qu’on attendait de moi. J’avais beau faire le con, elle a continué à me soutenir. Je pense qu’elle savait que je vivais quelque chose avec un mec, mais elle n’a jamais voulu me confronter sur le sujet. Peut-être que ça m’aurait aidé. Je hausse les épaules, perdu dans des souvenirs lointains. Les attentes des autres ont modulé ma vie. S’il a besoin que j’incarne un rêve, une échappatoire, je peux le faire.

@Célian Barrows

« Tu n’as donc pas joué le jeu jusqu’au bout ? » - Pas selon leurs règles. J’ai dit que j’avais perdu ma capsule en aidant ma mère au ranch. Un camarade a proposé de partager la sienne. Je crois que j’y ai glissé des tickets de cinéma. En tout cas, quelque chose qui n’avait pas grande valeur sentimentale. Ma langue se délie au fur et à mesure de notre progression. L’appréhension me guette. Je déglutis quand il affirme vouloir connaître la suite. J’approuve d’un simple hochement de tête avant de tenter de me remettre en marche.

Célian me retient, mais, dès que les premiers mots sortent de sa bouche, je ne peux pas cacher qu’ils me déstabilisent. Il vise suffisamment juste pour me faire détourner les yeux. - En quelque sorte. Est-ce que ça le déçoit ? Le son de sa voix me pousse à m’arrêter pour l’écouter. Presque malgré moi, je cherche sur son visage, l’expression d’une déconvenue. Elle ne vient pas. Au lieu de cela… C’est comme une main tendue. Ou une éclaircie entre deux averses. Chaque pulsation cardiaque résonne douloureusement dans ma poitrine. « Mais c’est toi que je veux M. … » Mon corps tout entier penche vers le sien. Les yeux clos, j’acquiesce sans savoir à quoi je m’engage. Parce qu’au fond, la seule chose qui m’importe est sa présence. Je n’ai jamais su comment “lâcher prise”. Quand on se trouve au sommet d’une montagne, retenue à la force de ses mains, lâcher prise signifie mourir. Puis, comment pourrais-je vouloir partager les parts sombres de ma personnalité, celles qui pourraient lui faire horreur et lui glacer le sang ? Je ne suis pas toujours quelqu’un de bien. - Personne ne m'a appris à faire ça.

Me remettre en route me canalise. Chaque pas, à ses côtés, alimente ma détermination. Aucune marche arrière n’est désormais envisageable. - Le voyage risque d’être un peu chaotique. Je coule un regard vers lui. Une lueur de confiance me traverse. - Heureusement que tu n’es pas spécialement fan de la facilité. Je tente un demi-sourire alors que ma main presse la sienne un peu plus fort pour l’inviter à me suivre. - Je ne sais même pas si moi, j’arriverais à la trouver. Il faisait nuit, la dernière fois que je suis venu. Nous progressons au milieu des herbes hautes, sans chemin tracé. Le sentier à emprunter, nous devons le tracer. Ensemble. Jolie analogie de notre relation ? L’idée, en tout cas, me charme.

Au bout d’une centaine de mètres, le contour des premières roches se distingue non loin. - Garde en tête que je suis venu ici dans l’idée de me cacher. Je voulais être seul, ce qui, tu en conviendras, est mission impossible chez moi. Je ralentis la cadence. Les souvenirs remontent progressivement. Étrangement, ils ne me percutent pas avec la violence habituelle. Je parviens à me souvenir de l’état de panique ressenti, sans en subir les effets dans mes chairs. - J’ai détesté cette putain de capsule. Crois-moi, j’ai même hésité à la balancer dans le lac. Je ne savais pas quoi mettre de “personnel” dedans. Ça m’a rappelé ma psy. Tout en grimpant sur les premières pierres, je précise. - La première. Celle que je devais voir deux fois par semaine quand on est rentré d’Haïti. Je finis par m'asseoir sur un rocher plat, presque au milieu de ce sanctuaire. - Elle n’a jamais entendu le son de ma voix. Au début, elle m’a dit de prendre mon temps. Ensuite, elle a décidé d’adopter une autre stratégie en me questionnant, sans relâche. Je baisse les yeux. - Il a fallu quatre crises d’angoisse avant qu’elle n'accepte de passer la main à un de ses collègues. Je te dis si tu te rapproches de ma zone de camping ? Parce que là, tu gèles, Célian. Pour tromper la mélancolie, j’affiche un sourire un brin taquin. J’attends qu’il passe devant moi pour saisir sa main, l’attirer, l’entourer de mes bras, et relever le regard vers lui. - J’en ai jamais dit autant à qui que ce soit. Ça devrait compter, non ? Jouer en ma faveur. - Je n’ai pas envie de te cacher qui je suis.

@Célian Barrows

Est-ce que c’est ce que j’ai fait ? Me réfugier dans d’autres bras ? Peut-être. Je savais que ce ne serait qu'une ellipse, qu’un coup d’un soir. J’avais besoin de m’évader et de ne pas être moi, d'endosser le costume d’un autre Malone, beaucoup plus capable d’assumer sa solitude. Inatteignable. Les déclarations de Célian me bouleversent. J’y distingue l’espoir d’un futur à deux, envers et contre toute logique. D'un ton tranquille, j'affirme : - Je ne me force pas. J’accroche son regard pour le lui faire entendre. - Même si c’était le cas d’ailleurs, ce serait si gênant ? Est-ce qu’on n’est pas supposé faire tous les efforts possibles pour les personnes qui comptent ? - Tout ce qui mérite d’être vécu requiert bien quelques efforts. J’aime l’idée qu’il puisse être mon refuge.

Les premières notes de musique dessinent un sourire sur mon visage. Je lève un regard amusé en direction de Célian. - Je marche. À mon avis, je serais prêt à le suivre dans n’importe quelle folie. Il distille un goût d’aventure partout où il passe. Même le quotidien s’enrichit de sa présence.

Alors qu’il commence ses recherches, je grimace. - En quelque sorte. Son téléphone entre les mains, j’entoure mes genoux avec un bras en suivant sa progression. - J’ai menti. Je lui ai raconté ce qu’il avait envie d’entendre. Mais, comme il n’était pas complètement idiot, il a confronté ma version à celle de mes frères et sœurs. À l’époque, j’avais eu l’impression d’être dépossédé de mon jardin secret. Cette sensation détestable m’a poussé à la combativité. - Quand, il me l’a signalé, je me suis appliquée à gommer toutes les incohérences. Loin d’avoir l’air de m’en vouloir, je tire une certaine fierté de mon procédé. Je suis parvenu à déjouer le système ! La mélodie augmente légèrement quand il fait un pas vers sa gauche. Subtil, mais perceptible. Est-ce que c’est là que j’ai commencé à faire ce qu’on attendait de moi ? Non. Cette période de ma vie est venue enraciner un mécanisme que je maîtrisais déjà bien. - Je voulais juste qu'on me laisse tranquille. Je n’avais aucune envie de lui parler de ça. Ce serait revenu à accepter les faits, l’insoutenable vérité. - Il a dit que j’avais de la colère à évacuer ! Surprenant, non ? Ses longues années d'études l'ont mené à cette conclusion. Mon ton est chargé d’ironie. - J’ai commencé la boxe. C’était beaucoup plus efficace que de raconter mes cauchemars, fais-je d'une ton calme, presque lointain. Et Dieu que j'en ai fait. Quand ce n’était pas moi, un autre Harlow prenait le relais sur la question. Je me revois mordre l’oreiller pour m’empêcher de hurler.

Pour éviter d’être totalement replongé dans mes idées noires, je surveille ses avancées. - C’est quoi le trésor qui t’as le plus marqué ? Celui auquel tu ne t’attendais pas ? Inconsciemment, l’interroger répond à un besoin de répit. Je l’écoute, modulant consciencieusement le volume musical pendant qu’il cherche. Les chansons défilent tranquillement. Brusquement, je baisse le son au minimum. Mes lèvres s’étirent malicieusement, j’enfile mon air le plus angélique. - C’était pour voir si tu suivais toujours. De l’humour ? Si nous sommes capables de rire ensemble, rien n’est perdu. Je suis toujours moi, Célian. - Tu devrais rester concentré.

Je prends une profonde inspiration avant d’éclaircir un détail. - Magda n’a pas été mon refuge, tu sais ? À mon avis, revenir sur le sujet est une idée bien discutable. - J’ai juste cherché à m’enfuir en prétendant être quelqu’un que je ne suis pas vraiment. Ce n’était honnête, ni envers elle, ni envers moi. Encore moins envers Célian. Il y a tellement de manières de fuir. Lui, il le fait physiquement, en s’éloignant de la source de son mal-être. Moi, je ne m’évade que dans ma tête puisque mon corps est à jamais prisonnier. Impossible d’envisager de partir de cette ville.

Désormais, le volume de la musique est presque à son plus haut niveau.Je me remets sur mes pieds, veillant sur ses recherches. Célian n’est pas loin de la plus grande pierre. À sa base, juste à côté, repose une roche biscornue, au cœur de laquelle se niche un trou. Il n’est pas perceptible au premier abord. Il faut palper les rebords, sentir les aspérités afin de repérer l’interstice. - Quand j’ai fini d’écrire ce que j’avais sur le cœur, je me suis allongé pour regarder les étoiles. En termes d’indice, ce devrait être suffisant. Une fois débusquée, il lui restera encore à trouver comment retirer la capsule, bien logée dans sa cachette.  - Tu n’as jamais menti à personne ? Je ne parle pas de petits arrangements avec la vérité, mais de quelque chose de plus important.

@Célian Barrows

Un sourire me gagne à la mention du phare. J’adore l’écouter parler. Célian dispose d’un don certain pour raconter les événements. Ses mots me transportent avec lui, dans ses souvenirs. Je visualise la scène, touché par la sensibilité dont il peut faire preuve. Plus encore par la sincérité avec laquelle il assume cette part de lui-même. Ce fameux coffre regorge probablement de secrets. - J’adorerais la voir. Un jour, peut-être. S’il en a envie. - Tes aventures me fascinent.

Cet interlude me donne le courage d’essayer de m’expliquer. Je le lui dois, non ? Peu à peu, le brouillard de mes pensées se dissipe. Je me comprends mieux, même si certaines raisons m’échappent encore. Je le questionne encore et m’accroche à sa voix, autant qu’à ce qu’il me livre. Il s’est passé … Quoi, Célian ? Toute mon attention se focalise sur lui. Il était sur le point de me confier quelque chose d’important, j’en suis persuadé. Mais il s’arrête, change de trajectoire, s’échappe. Je ne fais rien, strictement rien pour l’obliger à me parler. Un serpent gelé suinte sur mon échine, me glaçant le sang. J’ai peur d’avoir compris ce qui se cache sous ce silence. Je pourrais faire erreur… Mon instinct, pourtant, se réveille, flamboyant d’un désir de protection à son égard. De quoi qu’il puisse s’agir, le fardeau l’écrase encore.

« J’ai menti quand j’ai dit ne pas vouloir connaître mon père. » Je l’avais deviné, à New York, déjà. Je me remémore ce qu’il m’avait confié dans l’avion et me gorge se serre. Il avait peur de ne pas être à la hauteur, d’être un poids plus qu’un cadeau. Les traces laissées par son enfance dictent encore certains de ses comportements. Ce rappel alourdit ma culpabilité. J’aurais préféré ne jamais le trahir, non seulement pour ne pas le décevoir, mais aussi pour ne pas aviver ce sentiment de ne pas être assez qu’il éprouve parfois. Célian craint de ne pas être assez, alors qu’il représente tant de choses. - Il n’est pas trop tard pour ça. Je tente doucement de lui soumettre ce champ des possibles. Rien ne l’oblige à rester dans l’ombre maintenant que ce secret a été révélé.

Je m’approche encore et m'accroupis pendant qu’il poursuit ses recherches. - Tu touches au but. Faut-il encore que ce vestige d’une autre époque soit encore là, bien caché, et que le chasseur de trésor parvienne à le déloger de son terrier. Un calme étrange m’habite. Suis-je si dissocié de l’adolescent que j’ai été ? Je ne crois pas. À mon avis, je dois cette maîtrise à la confiance que Célian suscite. Il a l’art de disperser l’horizon de mes peurs.

" Ne me mens jamais Malone, s'il te plait. Même si ça doit faire mal, même si c'est dur à encaisser, même si je ne m'en relève jamais. Ne me mens jamais. " Tout en acquiesçant silencieusement, je formule, in petto, une toute autre promesse : celle de le convaincre, à force d’attention, qu’il ne mérite que le meilleur. - Je t’aime. Mon regard s’évade quelques secondes seulement. Je me recentre, les coudes en appui sur les genoux et le fixe. J’ai déjà dit ces mots sans les penser vraiment. Tant de fois.  - Je viens de te promettre de ne pas te mentir. Que vaut la parole d’un menteur ? D’un arnaqueur ? Nous sommes certainement deux à nous interroger sur le sujet. Alors, je poursuis, sans lui laisser l’occasion de répondre.  - Un jour, tu n’auras plus aucun doute sur la question. Pas aujourd’hui, c’est sûr. Probablement pas demain non plus. Et, ce n’est même pas si grave. Mon avenir se dessine dans le pli de son sourire, au creux des nuances de ses iris. Je le lui ai déjà dit. Je sais ce que je veux. Est-ce qu’il le comprend ? - Ça aussi, je te le promets.

Une étincelle joueuse se faufile dans mon regard. Après tout, il ne me reste que l’humour pour contrebalancer cette chape de gravité. - Tu la trouves, cette capsule ou faut-il que j’ajoute une compensation pour chaque minute perdue ? Je le défie d’un sourire. Recentrer son attention sur l’objet de cette quête me permet de lui signifier que je n’attends rien.

Mon envie de devenir le point d’équilibre de son existence prévaut sur ma propre quête d’attention. Je préfère dédier ma vie à le faire sentir unique. Je crois que j’ai compris quelque chose. Je ne suis pas totalement prêt à être aimé. Je ne sais même pas si je serais capable de laisser qui que ce soit le faire réellement un jour. Cela suppose tant de sincérité, de transparence. En tout cas, il est le seul pour qui j'entrouvre la porte. Le seul face à qui j’ai envie d’être moi-même, sans avoir peur d’être rejeté. C’est complètement dingue. Un peu illogique. Légèrement incohérent. En contournant finalement les rochers, je distingue l’endroit précis où j’ai déposé, des années auparavant, mon amertume et ma colère. J’incline le visage sur le côté. Les doigts de Célian ne sont plus qu’à quelques millimètres de l’orifice. - Prêt à rencontrer une autre partie de moi ? À lui de choisir. De décider.

@Célian Barrows

" Je te crois. " Ces trois mots pulvérisent mes doutes. Cette affirmation anéantit mes craintes. Même si rien n’est résolu, même si j’ignore encore s’il sera capable de me pardonner ! Ma gorge se noue, ravalant les mots. Je l’aime, sans condition. J’admire la personne qu’il est. Il me bouleverse sans arrêt, m’emporte dans un tourbillon, rajoute de la vie à mon quotidien. Son énergie nimbe mes journées d’une aura de vivacité. Parce qu’à ses côtés, chaque jour, est une aventure et que ça ne s’arrête pas. J’ai envie d’être avec lui. Demain. Après-demain. Les jours suivants.

J’espère qu’il l’a compris.

D’une pirouette facétieuse, je redirige son attention sur l’objet de sa quête, haussant les sourcils quand il affirme tout vouloir connaître. Il existe certaines zones de la personnalité, ombrageuses et sordides, que je ne suis pas prêt à mettre en lumière. Je préférerais de loin oublier jusqu’à leur existence. Pourtant… L’assurance de son discours m’ébranle. Il me veut, moi. Comment pourrais-je ne pas y être sensible ? Dans le creux de ma main, la fraîcheur du métal me brûle la peau. Peu importe le doute insidieux, venu ronger ma détermination, je me suis engagé auprès de Célian. Impossible de revenir en arrière, quand bien même il me propose une porte de sortie. Je ne faillirais pas.

« Et quand on aura fini,[...] je veux qu’on enterre toute cette histoire, pour ne plus jamais l’évoquer. » C’est plus fort que moi. Submergé par mes émotions, je m’accroche à Célian. Je resserre ma prise sur sa hanche, dans son dos. Mes yeux se perdent dans l’immensité des siens. Je suis complètement subjugué par sa combativité. Il ne me laisse pas tomber ! Je crois que je m’attendais à tout, sauf à ça. Je ne suis pas prêt à laisser passer la chance qu’il m’offre. Qu’il nous offre. Un frisson dévale ma colonne jusqu’à m’électriser la nuque. - On a un deal, C.

Mon cœur bat encore la chamade au moment où je prends place sur l’un des rochers. Quelques rayons de soleil percent le feuillage touffu des arbres. Je joue à les faire se répercuter sur le cylindre de métal, retardant inconsciemment la confrontation avec l’adolescent que j’étais. Ma langue passe brièvement sur mes lèvres. - Allons y. J’ouvre la capsule et en extrais un rouleau de papier. Je le déroule minutieusement. Sans préambule ni avertissement, je lis à voix haute, redécouvrant ma propre détresse.

Lettre de la capsule:

Ma voix s’éteint. Les bruits environnants nous enveloppent d’un silence étrange. Je finis par tendre la feuille à Célian, au cas où il veuille vérifier que je n’ai pas triché. En une inspiration, je reprends mon masque de légèreté. - C’était sacrément déprimant ou c’est juste une impression ? Je ne fais même pas exprès de me cacher derrière l’humour, de feindre le détachement. En fait, plus ça me touche et moins je sais comment réagir. Dans un ricanement, je chasse les gouttes d’eau salée, en bordure de mes paupières.

- Tu sais… J’ai toujours admiré le couple formé par mes parents. Mais j’avais aussi l’impression que… Je cherche mes mots, incapable de verbaliser cette sensation tenace. - Que ce n'était pas pour moi. Je pensais que ça ne pouvait pas m’arriver, soit parce que j’avais le cœur trop sec, soit parce que les personnes manquaient de quelque chose. J’ai passé mon temps à m’investir dans des relations par “devoir”. Pour satisfaire les besoins de l’autre et coller à cette image que j’avais gardée dans la tête. Pour ne pas être seul et me sentir important ? Aimé ? Peut-être. Peut-être est-ce la raison pour laquelle j’ai savamment ruiné chacune d’entre elles, en cherchant ailleurs ce que je ne trouvais pas au fond de mes tripes. - Avec toi, c’est différent, Célian. Je veux être son partenaire. Son refuge, sa boussole et sa force. Qu’il soit la fabuleuse moitié de mon existence. Dans un haussement d’épaules, je précise :  - Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme toi. Je me jure de parvenir à sa hauteur. De me hisser à son niveau, à la seule force de ma volonté. Il pourrait être ma chance sur un million. Correction : il l’est. - Tu as encore quelques minutes pour me poser toutes les questions que tu veux. Tant qu’on n'a pas enterré ce truc. Je répondrais à chacune d’entre elles. En tout cas, j'essaierais. Plus de mensonges ni de faux-semblant. Je vais devoir me battre contre moi-même. Mais, ça vaut la peine. J'accepte de me regarder bien en face. Je peux y arriver, tant que sa main reste dans la mienne.

@Célian Barrows

« Et puis, je t’ai rencontré. » Cet aveu me fait frémir. Célian me confirme, à demi-mot, que nous sommes, chacun, l’exception de l’autre. Son point de bascule. L’avant n’existe plus tout à fait. Qu’en-est-il de l’après ? J’ai envie de le convaincre que notre histoire n’a rien d’un rêve ou d’une illusion. Je nous construirais un demain, à la force de ma volonté.

Conformément au marché passé, je lui propose de répondre à ses questions avant d’enterrer tout ça. Mon regard suit chacun de ses gestes, s’arrête sur le stylo tendu. J’en fronce les sourcils, curieux de connaître la suite. Comment lui dire que je me moque un peu des générations futures ? Alors que je cherche mes mots pour m’exprimer, Célian m’offre la plus belle des portes de sortie. Je m’immobilise en le regardant, sidéré par cette précision. Nos petits-enfants… Ceux que nous nous sommes imaginés si vite. Ceux qui n’étaient qu’une plaisanterie teintée de séduction. Ceux qui gagnent en profondeur et en réalisme, à chacune de nos rencontres. Je fouille la clarté de ses iris et sens mon cœur se gonfler à mesure que j’inspire.

« Tu es suffisant, Malone. » Au fond de moi, une fissure lézarde sur un mur. Elle s’étend jusqu’au sommet, faisant s’effondrer l’édifice protecteur. Je peine à retenir l’émotion. Par pudeur ou par ego, je détourne une seconde les yeux en reprenant mon souffle. Tiens, apparemment, je m’étais arrêté de respirer. Qu’en sait-il ? Peut-être qu’il a juste envie de le croire mais qu’un jour, il fera machine arrière en réalisant le nombre de mes défauts ou la nature sournoise de certaines de mes pratiques. Mes inquiétudes refont surface. Je me refuse de les laisser gagner cette manche.

Sur sa cuisse, ma main se crispe. Je me penche vers cet homme, niche mon visage contre son cou pour y trouver un semblant de sérénité. Son odeur me canalise. Caché contre sa peau, je chuchote. - Je ferais tout pour l’être. Suffisant pour qu’il m’aime, pour le combler de bonheur et constituer son point d’ancrage. Fournir des efforts ne m’effraie pas. Je me battrais aussi longtemps que nécessaire. J’apprendrais !

Avant de me détacher, j’ose un baiser sur sa gorge. Cette attention fugace contient, malgré sa douceur, un ensemble de promesses. Je me redresse, coude sur les genoux et fait tournoyer le crayon autour de mon pouce en réfléchissant. - Je leur dirais que ma vie a changé le jour où je t’ai rencontré et que tu m’as conduit à être meilleur. À faire mieux. J’esquisse un sourire amusé, perdu dans les rêves d’un avenir plus lumineux. J’accorde à Célian une œillade malicieuse. - Tourne-toi. J’ai besoin de ton dos pour écrire.

J’aurais préféré avoir une feuille vierge pour y inscrire notre avenir. Enfin, j’imagine qu'on ne peut jamais se détacher totalement de notre passé. Nos expériences nous façonnent. En me mordillant la lèvre, j’écris, mot après mot, ce qui me semble important de transmettre. Quand j’ai terminé, j’avance pour entourer ses hanches avec mes jambes. Je passe une main à hauteur de son visage, agitant la missive. Mon autre main est sagement posée sur son ventre, sans réellement s’appuyer. - Je t’ai laissé de la place. Ils auront sûrement envie de savoir ce que toi, tu en penses. Je bascule le visage sur le côté, de façon à pouvoir l’observer. - Tu lis ? C’est une manière de clarifier mon invitation.

Verso de la note: