En près de vingt ans de mariage avec Shelby et presque autant d’années d’éducation avec ses enfants, Logan n’avait jamais eu affaire à ce problème épineux : le harcèlement. Sensibilisé par les interventions dans les écoles, par les autres parents ainsi que par les médias, lui et Shelby savaient très bien de quoi il s’agissait. Depuis quelque temps, Shelby et lui s’étaient rendus compte que leur fils de cinq ans, Samuel, semblait plus renfermé que d’habitude. En général, il était bien plus jovial, plus ouvert. Et quand les deux parents tentaient d’en apprendre plus, Samuel n’avait généralement pas de réponses à lui donner. Alors Logan avait commencé par poser des questions, puis par passer une ou deux fois à l’heure de la récréation pour observer son fils : une chose était claire, quelque chose n’allait pas. Samuel semblait rester dans son coin, plusieurs fois il l’avait vu se faire embêter par un petit groupe et il craignait désormais que son fils se fasse harceler. Shelby et lui avaient conversé par SMS pour se rendre à l’évidence : il fallait faire quelque chose. Shelby avait alors pris rendez-vous jeudi, à 17h et Logan n’avait pas hésité : il avait fermé boutique pour une bonne heure ou plus, s’absentant même s’il perdait de l’argent. Son fils méritait que son père l’aide, s’intéresse à son cas, fasse ce qu’il pouvait pour l’aider et le soutenir.

Alors, consultant l’heure sur son téléphone et sur l’horloge qui faisait un tic-tac régulier dans la boutique, il ferma quand le dernier client entra à 16h40. Pendant plus de dix minutes, Logan le conseilla en espérant qu’il s’en irait vite et une fois son rendez-vous pour une plongée posée pour le lendemain, Logan ferma boutique et grimpa sur sa moto, filant jusqu’à l’école. En arrivant, Shelby était déjà là. Il cala sa moto, enleva son casque et la prit dans ses bras. Il poussa un profond soupir. La salua. Lui demanda rapidement comment elle allait.

« Allons-y. » lança-t-il en passant machinalement une main dans son dos. Un frissonnement le parcourut en la touchant et il recula légèrement sa main pour ne pas la déstabiliser avant de retirer son bras.

À peine quelques mois plus tôt, quand Samuel était tombé et avait été à l’hôpital, Shelby et Logan avaient échangé ce regard nostalgique qui les avait fait déraper. Logan ne devait rester que pour surveiller Samuel mais l’ancien couple avait dérapé une dernière fois — du moins, c’est ce qu’ils avaient dit, respectivement. Depuis, il ne s’était plus rien passé, évidemment. Mais il arrivait à Logan de repenser à Shelby, de se demander comment ils avaient pu en arriver là, tous les deux. La mort de Samara ne les avait clairement pas aidés. Mais aujourd’hui, ils devaient se concentrer sur Samuel.
Ainsi, en arrivant à l’entrée de l’école, la personne chargée de l'accueil les dirigea vers le bureau de la directrice qui les accueilla chaleureusement.

« Monsieur et madame Dimitriou. Je suis très contente de vous voir. C’est bien que l’on puisse prendre un temps pour votre fils, Samuel. Installez-vous. » Logan échangea un regard avec Shelby, n’osant pas rectifier les dires de la directrice. Il prit place, écoutant ce qu’elle avait à dire.

Notre petit Sam était victime de harcèlement à l’école et il ne voulait pas en parler. Lorsque j’ai essayé, à de nombreuses reprises, il s’est immédiatement braqué, change de conversation ou dit simplement qu’il ne sait plus. Et j’avoue que moi non plus, je ne sais plus. Je ne sais plus quoi faire pour venir en aide à mon bébé. Si jeune et déjà persécuté par des camarades de classe. La directrice souhaite qu’on en discute ensemble et je ne me voyais pas affronter cette femme sans la présence de Logan, mon ex-mari. Depuis notre séparation, on a toujours fait en sorte que nos enfants n’en souffrent pas trop, nous avons le plus souvent possible de bons rapports et on s’entraide dès que le besoin se fait sentir. Il m’aide pour plusieurs choses dans la maison, un peu comme si j’avais toujours un mari mais qui ne vit pas avec moi. Il répond toujours présent sans jamais trouver une excuse quelconque mais je ne l’appelle jamais pour moi, ça toujours été en lien avec nos garçons. Même si nous avons déparé l’année dernière, je ne saurais vraiment expliquer ce comportement. Trop de pression, trop d’émotions, trop de nostalgie ? Peu importe, c’est arrivé à un moment de ma vie où j’avais besoin de cette tendresse, que lui seul pouvait m’apporter. Nous n’en avons jamais parlé et c’est peut-être mieux ainsi. Bref, ce n’est pas de nous qu’il s’agit mais de Samuel.

Et aujourd’hui, j’ai de nouveau besoin de Logan, pour notre petit bébé, qui est en souffrance. Une souffrance silencieuse mais qui se répercute dans son attitude et on s’inquiète pour lui. Il est presque dix-sept heures, je suis déjà devant l’établissement depuis une bonne dizaine de minutes. Avant d’entrer à l’intérieur, je préfère attendre Logan, qui ne met pas plus longtemps à arriver sur sa moto. J’ai toujours adoré la moto avec lui. Je me rappelle les nombreuses rides sur la côte californienne, les nuits merveilleuses à l’hôtel pendant que nos parents gardaient les enfants. Ce n’était pas systématique mais disons que quand nous avions besoin de nous retrouver tous les deux pour souffler, on s’octroyait un congé de parents —comme on aimait si bien le dire. Nous n’avions que Samara et Benjamin à l’époque, ils étaient jeunes et adoraient passer du temps chez leurs grands-parents.

J’enlace Logan lorsqu’il arrive à ma hauteur, soulagée et heureuse qu’il m’accompagne. La pression que je ressens est moins forte mais elle ne me quitte pas. Je ne sais pas du tout ce qu’il va ressortir de cet entretien, alors c’est un peu avancer à l’aveugle et je déteste ça. J’acquiesce de la tête, pénètre dans le hall la première, frissonnant au contact de la main de Logan dans mon dos. Je ne préfère pas relever et me concentre sur l’accueillante qui nous dirige vers le bureau de la directrice. Celle-ci nous reçoit, en nous serrant la main, à tour de rôle et nous nous installons tous les deux. Je regarde Logan quelques secondes, en souriant en coin. Il y avait longtemps qu’on ne m’avait plus appelée Madame Dimitriou. J’avoue que… sur le coup, ce fût plaisant. Je me tourne donc vers la directrice et lui confie :

Oui, je… merci de nous recevoir si vite. Nous sommes inquiets pour notre fils, il ne nous parle pas beaucoup, vous savez. C’est difficile de lui venir en aide… Pouvez-vous nous éclairer sur la situation, ici, à l’école ?