L’accident n’est pas arrivé par ta faute. Tu t’es contentée de freiner à une intersection, comme une bonne scoute. Tu as tout juste eu le temps de jeter un oeil à ton miroir de courtoisie, quelques secondes qui n’ont pas suffit à ce que tu puisses te préparer au choc. Tu as un peu mal à la nuque, mais tu es surtout remontée contre l’idiot qui a embouti ta voiture et que tu entends déjà hurler comme un dingue alors qu’il quitte sa voiture pour venir à ta rencontre, comme si c’était toi, la responsable. Encore un peu sonnée, la tête dans du coton, tu commences à ouvrir ta portière qu’il referme d’un coup sec, te bloquant à l’intérieur de ton cabriolet tandis qu’il hurle comme un dingue contre la terre entière. Les femmes au volant, les jeunes, les dangers publics, les femmes au volant, les petites connes qui roulent en grosse bagnole… Tu tentes encore une fois d’ouvrir ta portière qu’il claque à nouveau sur toi et tu sens la colère et la panique monter en toi à la fois. Par instinct de survie, tu cesses d’essayer d’ouvrir la porte et tu te contente d’actionner la fermeture centralisée. Plus question de sortir et d’affronter ce malade toute seule. Tu es tentée d’appeler la police, pour qu’ils te sortent de ce mauvais pas, mais tu as un peu bu, un peu trop, et même si tu te sens en pleine possession de tes moyens et que tu n’es clairement pas en tort, tu n’as pas envie de prendre le risque de passer encore une fois la nuit en cellule de dégrisement. Ou pire, perdre ton titre de conduite, voire même risquer l’immobilisation de ta précieuse voiture.

Avec un soupir de résignation, et parce que le type de l’autre côté de ta portière continue à s’exciter, tu finis par composer le numéro de Meera sur ton cellulaire, priant pour qu’elle ne soit pas endormie, ou en intervention. Tu sais qu’elle risque de te passer une soufflante pour avoir conduit en état d’ébriété -encore que tu es presque certaine d’avoir instantanément désaoulé après le choc-, mais tu sais aussi que tu peux compter sur elle pour venir à ton secours aussi vite que possible. C’est presque devenu une habitude. A tel point que tu la visualises très bien lever les yeux au ciel d’exaspération en voyant ton nom s’afficher sur l’écran de son téléphone et qu’avant même que sa voix ne retentisse dans le combiné, tu l’entends déjà te demander ce qu’il t’arrive, encore. “Hey… Meera, quoi de neuf?”, tu lances l’air de rien quand elle décroche enfin.  

« Et si tu restais dormir ici, cette fois ? Juste dormir dans mes bras... » La main de Cal vient caresser ton dos nu dans un geste presque tendre, mettant ainsi tous tes sens en alerte. Ça ne va pas du tout. Vous deux, ce n’est pas censé être autre chose que du cul... C’était ce qui était convenu depuis le début. Alors certes, le sexe était vraiment très bon, et c’était sans doute ce pourquoi tu avais dérogé à ta sacro-sainte règle d’une seule nuit mais pour autant, tu ne voulais absolument pas t’engager dans une relation avec lui... Sauf qu’il semble tout à coup souffrir d’un élan de romantisme malvenu. D’ailleurs, il se sent peut-être encouragé par ton silence, car il continue de parler, te murmurant qu’il t’apprécie de plus en plus, que pour lui, les choses devenaient sérieuses même si elles n’étaient pas censées l’être au début... Tu pousses un petit soupir. Tu vas être obligée de répondre et la conversation risque de prendre une tournure désagréable. C’était précisément pour éviter ce genre de moment que tu ne voulais pas t’engager. Quelle ironie... Tu te remets sur le côté pour lui faire face. « Cal, je... » C’est précisément à ce moment-là que ton téléphone se met à vibrer, créant une diversion bienvenue. Enfin, Cal te lance quand même un regard de chien battu, essayant te dissuader de prendre cet appel dans un moment qu’il considère sans doute comme important. « Je dois le prendre, c’est peut-être le boulot... » Tu t’en veux de te justifier, c’est vraiment le signe qu’il est temps de passer à autre chose...

Tu attrapes ton téléphone, te mettant assise sur le bord du lit. Ce n’est pas du tout le boulot. Tu pousses un nouveau soupir en voyant le nom de ta petite sœur apparaître sur l’écran. Ça ne pouvait pas être bon. Encore moins à cette heure-ci. Puis de toute façon, elle ne t’appelait jamais par pure courtoisie. Que quand elle avait un problème... Tu décroches quand même. Tu décroches toujours. Peu importe à quel point elle peut t’exaspérer, elle reste ta sœur. Et puis pour une fois, son appel tombe plutôt à pic. Ce qui ne t’empêche pas de fermer les yeux avec dépit quand tu entends sa voix un peu trop joyeuse, teintée d’une élocution légèrement traînante. C'est clairement sa voix de meuf pompette. Or, pas besoin d'être un génie des maths pour résoudre l'équation : Asha + Alcool = problèmes. Enfin, pour le moment, elle te demande juste ce « qu’il a y a de neuf » donc tu ne t’inquiètes pas encore, commençant par la taquiner. « Ma chère petite sœur... Je vais bien. Je me demande juste ce que me vaut ce plaisir, hélas, pas si rare... » Sauf que tu n’as pas à te questionner très longtemps. Tu entends soudain des bruits de choc, quelqu’un qui tape contre une surface dure, et des cris. Enfin surtout des insultes qui bien qu’étouffées via le téléphone, semblent s’adresser à Asha. Tes instincts protecteurs se réveillent aussitôt. « Asha, qu’est-ce qu’il se passe ? Dans quoi tu t’es encore fourrée ? » Demandes-tu, aussitôt, ne te doutant pas que tu viens de livrer à la ligne près la réplique qu’elle attendait de toi. « Où est-tu ? » Dis-tu, en repoussant déjà les draps pour t’habiller, prête à foncer.  

Il faut quelques sonneries pour que Meera décroche, et même si tu prends un air détaché, comme si rien ne t’atteignait jamais, tu te retiens de pousser un soupir de soulagement. C’est une peur irrationnelle, un peu comme certains peuvent avoir peur du monstre sous leur lit, ou du clown dans leur placard. Toi, même si tu sais qu’elle répond toujours, t’as peur qu’un jour Meera te laisse te démerder avec tes conneries. Au fond, tu l’aurais pas volé. Mais elle répond bien présente quand il le faut, et même si tu lèves les yeux au ciel quand elle demande ce que lui vaut ce plaisir -as if…-, tu es vraiment contente d’entendre sa voix. Instantanément, et malgré les coups répétés sur ta vitre, tu te sens en sécurité. “Nan mais, vous voyez pas que je suis au téléphone? On s’entend même plus parler…!”, tu pestes, avinée, à l’attention de ton adversaire qui semble bien décidé à insulter l’intégralité des femmes de ta famille sur plusieurs générations. Tu plaques ton doigt contre tes lèvres, dans un long chuuut! qu’il ne risque pas d’entendre, avant de reporter son attention sur ton aînée. “Pourquoi est-ce que ça serait encore de ma faute hein? Tu m'accuses toujours!”, tu proteste avec une moue boudeuse. C’est vrai quoi?! Pour une fois que tu n’as rien demandé…

Agacée par les accusations de ta soeur, tu laisses un silence -tout à fait relatif compte tenu des vociférations de l’homme à l’extérieur-, s’installer entre toi et l’autre bout du combiné alors que Meera te questionne sur ta position. Tu as bien envie de lui dire de laisser tomber et de raccrocher sans autre forme de procès, juste pour lui faire les pieds et lui prouver que tu peux te débrouiller toute seule, mais tu sais pertinemment que ce n’est pas le cas. Tu as besoin d’elle, et de sa plaque accessoirement, pour forcer cet imbécile à remplir un constat. En tort ou pas, ton père ne risque pas de te payer les réparations au vu des relations que vous entretenez actuellement. Une chance que tu n’aies plus l’âge d’être envoyée en pension. Autrement, c’est sûrement là que tes frasques auraient finies par te mener. “Ca existe encore les couvents?”, tu demandes finalement, laissant tes pensées s’exprimer tout haut, sans filtre. Si exiler la chair de sa chair est encore à la mode, c’est sûrement là que tu vas finir avant même d’avoir eu l’occasion de présenter ton futur faux petit-ami à ta famille. A moins que ce ne soit la case prison qui ne t’attende à l’arrivée -Ne passez pas par la case départ, ne touchez pas 2000 dollars!-. "J'ai de trop beaux cheveux pour les cacher sous un voile noir Meer... En plus j'aime même pas le vin! Il aurait pas pu leur dire, j'en sais rien moi:Buvez cette tequila?!", tu chouines dans ton téléphone, à des années lumières de répondre à la question que ta soeur t'as posé. "Tu dois rien lui dire, d'accord? Promets!"

Asha ne te répond pas tout de suite et ne te parle plus directement, préférant gueuler sur la personne qui est à l’origine des bruits de fond assez effrayants que tu entends en arrière plan. Tu écartes quelques instants le combiné de ton oreille pour garder ton tympan, poussant un long soupir. Tu oscilles entre dépit et inquiétude mais c’est plus cette dernière qui prime car elle vient de te confirmer que quelqu’un l’importune. Tu tiens sur le qui vive, pressée d’aller l’aider. Hélas, vous perdez un temps précieux car tes répliques revêches l’ont vexée et elle se met à geindre dans le téléphone d’un air plaintif plutôt que de t’indiquer sa localisation. Tu t'exhortes donc au calme avant de répondre. “ Ok, ok, ce n’est pas de ta faute. D’accord. Mais dis-moi où tu es, d’accord ? Et ce qu'il s'est passé ? ” Demandes-tu d’une voix que tu veux conciliante. Tu dois faire une sale tête parce que Cal te fait des signes frénétiques, se demandant sans doute ce que c'est que bordel. Tu l’ignores, concentrée sur l’urgence qui t’occupe. Ta voix se fait tout à coup beaucoup grave pour qu’Asha comprenne que tu n’es pas en train de plaisanter. “ En attendant - écoute-moi bien Sha, c’est important - tu dis à l’abruti qui te hurle dessus que s’il touche un seul cheveux de ta tête, je vais lui faire regretter le jour de sa naissance. Et tu restes en ligne avec moi jusqu’à ce que j’arrive. ” A part toi, personne n’avait le droit de malmener ta petite sœur.

Tu sautes en bas du lit, coinçant le téléphone sous ton oreille, te tortillant en même temps pour enfiler ton jean. C’est là qu’elle te pose la plus incongrue des questions, comme si elle réfléchissait à voix haute. Du Asha tout craché. C’est plus fort que toi et tu es trop stressée et énervée pour te retenir alors tu réponds du tac au tac. “ Ce n’est pas un couvent qu’il te faut, mais carrément un exorcisme.” Tu l’aimes profondément mais oui parfois, tu as l’impression qu’elle a le diable au corps. Elle avait beau s’en défendre, elle se mettait toujours dans les situations les plus improbables… Et pourtant, elle arrive à t’arracher un sourire malgré toi, quand elle part dans ses délires sur la religion. “ Pour ce soir, on dirait que tu l’as eu ta tequila…” Dis-tu, essayant de dissimuler ton amusement. Puis tu comprends, à la lumière sa question suivante, qu'elle parle de couvent car elle redoute surtout les conséquences de sa frasque de ce soir, qui doit être plus importante que ce que tu imagines. Et il n'y a même pas besoin de lui demander qui était ce "lui" qu'elle vient de mentionner. Elle redoute clairement la colère de votre paternel, qui, c'était vrai, pouvait se montrer assez créatif pour vous démontrer que vous l'aviez déçu.   " Je te promets. Peu importe de quoi il s'agit, ça restera entre toi et moi." Tu lui délivres la promesse qu'elle t'a demandé, sans y réfléchir une seconde. Tu es loyale à ta sœur, et tu dois bien avouer que tu ne lui en veux pas de défier votre géniteur. Au fond, c'était sans doute la répression constante qu'il menait sur vos vies qui vous poussaient à ce genre d'extrême...